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Une incontournable question préalable: qu’est-ce que l’éducation?

[J’ai écrit ce texte, à sa demande, pour une publication gouvernementale que je n’ai d’ailleurs jamais reçue. Reproduction permise à condition de m’en informer]

Qu’est-ce donc que l’éducation? C’est à cette simple question, qui n’est que trop rarement soulevée, que je souhaite m’attarder ici. Elle me paraît aussi importante qu’incontournable.

Comment, en effet, voulez-vous faire le moindre progrès quand vous poursuivez un but qui n’est pas clairement précisé ou, pire, quand les uns et les autres poursuivent des fins différentes, voire opposées ? Comment même serait-il alors possible d’avoir une conversation ? La pire des cacophonies risque de s’ensuivre. On constatera d’ailleurs que c’est souvent ce qui se produit en éducation et que bon nombre de nos désaccords prennent, en partie du moins, leur source dans le fait que nous avons les uns et les autres des conceptions divergentes – et souvent irréconciliables – de ce qu’elle est.

C’est ainsi que pour un tel, l’éducation est ce qui permet d’obtenir un emploi, de progresser dans l’échelle économique et d’acquérir des biens ; pour un autre, c’est ce qui, idéalement, permet de vivre une vie heureuse ; pour telle autre, c’est ce qui permet à notre économie de rester compétitive à l’échelle internationale ; pour un autre, elle permet à une culture donnée de se perpétuer ; pour un autre encore… c’est autre chose encore. Mettez à présent toutes ces gens dans une même pièce et faites-les parler d’éducation : vous pouvez prédire sans risque de vous tromper qu’ils ne tomberont pas facilement d’accord sur quoi que ce soit.

Un modèle libéral de l’éducation

Je soumets que ces désaccords reposent en partie au moins sur des graves et profondes confusions conceptuelles.

Certes, l’éducation peut, entre autres, contribuer à une vie heureuse; certes, elle entretient sans doute un lien avec l’emploi et avec la compétitivité d’une économie; certes, encore, elle est liée à la socialisation et à la moralisation des individus, comme aussi à la préparation à l’exercice de la citoyenneté. Mais aucune de ces choses n’est lié nécessairement à l’idée d’éducation : on peut ainsi être chômeur et éduqué; être mal adapté — en un sens ou l’autre de ce terme — à sa société et être éduqué; être malheureux et être éduqué; et ainsi de suite.

Pour aider y voir plus clair, une première distinction utile doit être faite entre les concepts d’éducation et de scolarisation. L’école est en effet un moyen, pour une société, de diffuser, et pour des individus, un lieu où acquérir, de l’éducation. Mais ce moyen est contingent : on peut être éduqué sans être allé à l’école et sans aucun doute aussi, hélas, être allé à l’école sans être éduqué. De plus l’école, si elle ambitionne d’accomplir la fonction d’éduquer ceux et celles qui la fréquentent, accomplit aussi d’autres fonctions, comme les socialiser ou les qualifier. Qu’est-ce donc que cette éducation que l’école peut dispenser en même temps que la qualification ou la socialisation, mais qui en est distincte et que l’on peut acquérir sans aller à l’école?

Une très longue et très ancienne tradition de pensée, qui remonte à Platon et qui traverse ensuite toute notre culture jusqu’à aujourd’hui, soutient, à mon avis avec raison, que l’éducation consiste dans l’acquisition de savoirs d’un certain genre qui ont sur ceux qui les possèdent un effet libérateur.

De quoi, exactement, libèrent-ils ? En un mot de l’ignorance, des préjugés et des conventions. Et c’est justement pour cette raison qu’on appelle « libérale » cette conception de l’éducation, en un sens, on l’aura compris, singulier de ce terme : c’est que cette éducation libère.

L’éducation selon Richard Stanley Peters

Le philosophe de l’éducation contemporain Richard Stanley Peters a donné de cette vision de l’éducation une version qui ne peut manquer de nous parler. Il suggère que pour que l’on puisse parler d’une activité comme étant de l’éducation, il faut que divers critères soient satisfaits.

Pour commencer, quelque chose de valable doit avoir été intentionnellement transmis. Peters veut notamment dire par là que l’idée de perfectionnement est intrinsèque à l’idée d’éducation : de la même manière qu’un criminel ne peut être dit avoir été réformé s’il n’a pas changé pour le mieux, par définition le mot éducation implique un changement pour le mieux, un perfectionnement. Peters insiste pour dire que cette transformation valable en soi est intrinsèque à l’idée d’éducation et que vouloir la justifier par d’autres finalités extrinsèques est toujours une erreur – et tant pis pour l’idée que l’éducation signifie la préparation à l’emploi.

Ensuite, poursuit Peters, ce qui est transmis, ce sont des savoirs et pas de simples habiletés techniques. Éduquer signifie en ce sens plus que simplement former, dresser ou habiliter. L’éducation suppose en effet la transmission de contenus co¬gnitifs majeurs et importants – les mathéma¬tiques et pas le bingo, la littérature et pas comment faire de la bicyclette –, mais aussi variés : qui ne sait rien ou presque rien, hormis les mathématiques, n’est pas plus éduqué que celui qui ignore tout d’elles.

Enfin, ces contenus cognitifs ont de profonds et notables effets sur qui est mis en contact avec eux. La personne éduquée devient notamment sensible aux normes internes des savoirs qu’elle acquiert : elle sait apprécier une belle démonstration en mathématiques, reconnaît et admire un sonnet bien construit, se soucie des raisons invoquées pour soutenir une thèse en histoire – et elle se désole lorsque ces critères et normes sont bafoués. Tout cela s’inscrit durablement dans sa vie et finit par définir sa vision du monde. La personne éduquée pense par elle-même et devient capable de ce que Peters appelle de la « perspective cognitive », entendant pas là qu’elle unifie en les intégrant les diverses perspectives cognitives sur le monde que lui procurent les savoirs qu’elle a acquis. Physicienne, par exemple, elle pense à sa propre activité dans ses dimensions historiques, politiques, économiques et ainsi de suite.

On le voit : l’idéal visé ici est bien élevé. Il l’est pour les enfants, mais aussi pour les enseignantes et enseignants, qui doivent incarner cette vie transformée par l’éducation et en donner le goût aux enfants. Peters écrit : « Les enfants […] sont des barbares qui se tiennent aux grilles et il s’agit de les faire pénétrer dans la citadelle de la civilisation et de faire en sorte qu’ils comprendront et aimeront ce qu’ils verront quand ils y seront. Il ne s’agit pas de nier que les activités et les modes de pensée qui constituent une manière civilisée de vivre sont difficiles à maîtriser. C’est précisément la raison pour laquelle la tâche de l’éducation est si ardue et qu’il n’y a pas de raccourcis. L’insistance avec laquelle on affirme […] que l’enfant doit être heureux ignore ce fait incontournable. On peut être heureux en prenant un bain de soleil ; mais ce n’est pas le genre de bonheur qui intéresse un éducateur. Ce qu’on dit sur le « bien-être » provient de cette confusion entre être heureux et vivre une vie digne de ce nom. »

Cette conception de l’éducation ne nie évidemment pas que l’école puisse – ou même doive – être un lieu où les enfants, en plus d’être éduqués, sont en outre socialisés et qualifiés. Mais elle insiste pour soigneusement distinguer la scolarisation de l’éducation et pour dire que ce pour quoi les écoles sont faites, c’est d’abord pour éduquer au sens où ce mot a été défini – et qu’il est tout à fait possible d’être éduqué en ce sens sans jamais avoir été à l’école.

La crise de l’éducation

Si une telle vison de l’éducation faisait l’unanimité, elle laisserait encore bien de la place pour de vigoureux et incontournables débats : car il faudrait encore préciser ce que sont ces savoirs qui possèdent ces vertus qu’on attribue à l’éducation et déterminer quels sont les moyens les meilleurs de les faire acquérir. Bref : resteraient encore posées les immenses questions du curriculum et des méthodes pédagogiques. Mais on aurait au moins un consensus préalable sur ce qu’on s’efforce d’accomplir en consacrant tant de temps, d’argent et d’énergie à cette activité qui s’appelle éduquer.
Le fait est cependant que cette vision de l’éducation est loin d’être unanimement partagée et que c’est à cela, en partie, que tient la crise de l’éducation qu’on perçoit un peu partout en Occident.

Une telle vision a, pour commencer, contre elle cet économisme à courte vue qui est la doxa dominante de l’époque ; elle a encore contre elle les terribles inégalités qui affligent nos sociétés et qui font que tant d’enfants commencent leur parcours scolaire avec des handicaps difficilement surmontables ; elle a aussi contre elle cette perte de confiance dans le savoir et cette mise en accusation de la culture qui caractérisent elles aussi notre époque ; et bien d’autres choses encore, à commencer par cette société du spectacle qui valorise si peu ce qui est le cœur même de l’éducation.

Mais c’est là une autre question…