Louise Lecavalier : au fil du corps
Scène

Louise Lecavalier : au fil du corps

Elle a 40 ans de carrière mais elle n’a pas d’âge. Incontournable figure de la danse contemporaine, la Montréalaise continue de promener sa danse survoltée sur les scènes internationales. Portrait d’une artiste flamboyante.

«Si j’étais un gars, je pourrais danser.» Pendant son enfance à Laval, Louise Lecavalier fait plutôt de la course avec ses frères, du vélo ou du baseball. Elle pense qu’en tant que fille, ses chances en danse ne sont pas grandes; une danseuse doit être belle et romantique… Elle arrive finalement à la danse à l’adolescence, un peu par hasard, après avoir vu une affiche dans un bus. «Après, ça s’est passé très vite.» Il y a notamment eu LA rencontre, celle avec Édouard Lock, dont elle intègre la compagnie La La La Human Steps. Elle en devient l’icône tandis que la compagnie se fait connaître à l’international, et va jusqu’à danser dans les spectacles de David Bowie. En 2006, Louise fonde sa propre compagnie, Fou Glorieux. Sa carrière est jalonnée de nombreux prix et distinctions: Bessie Award, insigne d’Officier de l’Ordre du Canada, prix de la personnalité chorégraphique de l’année du Syndicat de la critique, Grand Prix du Conseil des arts de Montréal, Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle, prix Denise-Pelletier…

Une carrière qui a inspiré Raymond St-Jean: le réalisateur sort le 30 mars Louise Lecavalier – Sur son cheval de feu, un documentaire vibrant qui dresse le portrait de la danseuse de 59 ans. L’initiative fait au début un peu peur à Louise, peu encline à être accompagnée par une caméra pendant un an. «Mais j’ai vu le film de Raymond Une chaise pour un ange, et ça m’a décidée à le rencontrer. La danse y était très bien filmée…» Le documentaire suit Louise à Paris pendant qu’elle y présente un spectacle, puis revient à Montréal pour parler de son enfance, sa carrière, photos d’époque à l’appui. Des entrevues évoquent ensuite ses pièces et le processus de création («une improvisation, libre et totale»), et l’équipe du film se rend jusque dans sa maison. La danseuse et la femme sont racontées par ses jumelles, quelques partenaires de danse (dont Marc Béland, «une de mes relations les plus importantes, très particulière»), son assistante à la chorégraphie ou encore son entraîneur sportif.

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photo : Jocely Michel (Consulat)

Si Louise trouve extrêmement difficile de se voir à l’écran, elle juge le film réussi. «Il se tient. C’est pas habituel, pas glamour… Je suis contente que Raymond ait interviewé des gens très près de moi. Ç’aurait été facile de prendre un angle plus spectaculaire; là, y a pas Bowie, ni d’analyses de spécialistes en danse.» Avec les entrevues s’alternent de nombreux plans sur les corps, montrant le côté charnel de la discipline, ainsi que des pièces dansées (So Blue, Mille batailles, A Few Minutes of Lock…). «J’avais dit à Raymond que pour moi, parler n’était pas important dans le film, mais qu’il fallait y mettre le plus de danse possible, et qu’elle soit bien filmée, se souvient Louise. On n’a pas besoin de parler beaucoup pour expliquer quelque chose qui se voit. Et même si les contextes où on filme ne sont jamais aussi bien que la scène, c’est un autre point de vue sur la danse, et c’est pas mauvais.»

Comme une cowboy dans la ville

Cette petite blonde au look androgyne et aux cheveux fous – sa coupe courte la fait d’ailleurs furieusement ressembler à Bowie – est rapide et pleine d’assurance sur scène, mais plutôt calme et réfléchie en entrevue, le rire facile. C’est que les mots, ce n’est pas son truc, et ça la met un peu mal à l’aise. «Je fais du show live, alors j’ai l’habitude de pouvoir améliorer les choses d’un jour à l’autre. Là, les mots, on peut plus les changer une fois qu’ils sont dits. C’est difficile pour moi…» Pas évident de raconter la danse. Mais elle a tout de même accepté les parties de discussions et d’explications dans le documentaire; les gens ont besoin de comprendre. «Finalement, les mots ne démystifient rien, la danse garde quand même sa part de mystère. Même pour moi, il y a une part de mystère; si j’avais tout compris, je m’arrêterais, explique Louise. Moi, je suis intriguée par les musiciens qui retiennent toutes ces notes. J’essaie de comprendre, mais au bout d’un moment, j’abdique et ça reste de la magie… Et j’en suis contente.»

Le titre du documentaire, Louise Lecavalier – Sur son cheval de feu, il vient d’Arthur H, un ami. Lors d’une entrevue radio de la danseuse faite par le chanteur, que l’équipe du film était venue filmer, il invente spontanément ce qualificatif. Si l’entrevue n’a pas été gardée dans le film, la petite phrase a fait mouche et s’est retrouvée en titre du documentaire. «J’ai trouvé ça beau. Arthur, c’est la poésie en personne… commente Louise. Je m’imagine souvent que je suis comme une cowboy dans la ville, avec mon vélo comme cheval. Je suis beaucoup dans l’imaginaire western. C’est un thème qui revient souvent dans ma danse.» Cette danse, comment la qualifier? «Je suis une Espagnole sur un cheval, dans le désert, toute seule. Dans la danse espagnole, le duende, il y a quelque chose qui me touche. J’aime beaucoup les danses traditionnelles, indonésiennes, africaines, le flamenco… C’est l’essence de la danse.»

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photo : Jocelyn Michel (Consulat)

Elle se reprend: sa danse, c’est un moyen de transport. Un transport qui va vite. «Louise, c’est quelqu’un qui a deux vitesses: extrêmement vite et très très vite», commente un de ses partenaires dans le film. «Une danse si précise qu’elle en devient spirituelle, comme une science», avance un autre. «J’ai jamais voulu être à la mode, conclut Louise. Aujourd’hui, la danse se veut intellectualisée… Les gens respectent une pensée, mais le mouvement est sous-estimé. À notre époque, on articule beaucoup d’idées, mais la vraie pensée n’est pas souvent là. Dans la danse contemporaine, c’est comme si on essayait de suivre ça en disant qu’on n’est pas trop dans le corps. Mais j’embarque pas là-dedans: la danse, l’humain, c’est forcément le corps. Moi, je persiste à vouloir faire de la danse qui est dans le corps. Pas dans l’esthétisme du corps, mais dans la vérité du corps, qui est aussi forte que la vérité de la pensée. Danser, c’est une pensée.»

Dans le détail du mouvement

Louise Lecavalier a passé quelques années à New York, pour se former, mais elle ne le ferait plus aujourd’hui. La ville est devenue trop épuisante, comme Paris. Elle lui préfère Montréal, particulièrement le quartier du Plateau au cœur duquel elle a élu domicile. Elle se promène toujours à pied ou en vélo, car elle ne conduit pas et déteste la voiture; sa place de stationnement, elle l’a transformée en un joli jardin. «C’est facile de vivre ici. Et il se passe beaucoup de choses en danse à Montréal. Pourquoi aller ailleurs? C’est une très bonne place pour danser, y a quelque chose en plus… Tous les danseurs qui viennent ici hallucinent. On dirait que c’est une ville pour les danseurs!» Et Montréal honore Louise. L’UQAM lui a décerné cet automne un doctorat honorifique, et Denis Marleau et Stéphanie Jasmin sont allés la chercher pour lui proposer de danser dans Les Marguerite(s). Actuellement sur les planches de l’Espace Go, le spectacle revient sur la vie de l’auteure Marguerite Porete.

Pour cette première incursion dans une pièce de théâtre, Louise n’a pas hésité: elle adore le travail des deux metteurs en scène. «J’aime faire des projets pour les autres, c’est un super défi. Ça me relance autrement pour mes prochaines pièces à moi. Et j’ai bien aimé l’argumentation dans le livre de Marguerite Porete. Ça me parlait, ça me touchait… Elle est dans le détail des mots comme je suis dans le détail du mouvement. J’aime cette précision et cette délicatesse d’écriture. Et c’est toujours ça que j’ai cherché dans ma danse: la douceur, la finesse… J’essaie de faire une danse fine.»

photo : Jocelyn Michel (Consulat)
photo : Jocelyn Michel (Consulat)

Une danse qu’elle travaille depuis plus de 40 ans, et qui a évolué au fil de sa carrière, au fil de son corps. «La mémoire flanche avec le temps, le corps aussi. Il faut se rappeler du corps de l’enfance, de celui quand on a 20 ans… J’ai demandé beaucoup à mon corps, sans arrêt, et j’ai grandi de ça. Il y a une usure, oui, mais je comprends mieux mon corps. J’ai l’intelligence de mieux me préserver maintenant. À force, je finis par connaître le courant dans le mouvement; je deviens comme un chat, je me fais moins mal.» Louise insiste aussi sur la force du mental, car la danse se passe beaucoup dans la tête. Elle a notamment travaillé pendant 10 ans avec une hanche handicapée: «J’ai tellement travaillé en difficulté que j’y ai acquis une énorme force. J’avais déjà de la volonté, mais là je suis allée beaucoup plus loin.» Elle se fait finalement opérer; deux mois plus tard, la voilà déjà dans un avion pour aller danser à Vienne.

Et puis il y a eu sa grossesse, l’accouchement. Une période qui transforme le corps. Une danseuse enceinte de jumelles, l’enfer! Mais non, ça ne l’a pas inquiétée. «Y a pas de pause dans la danse, même quand t’arrêtes. Ce qui m’habite continuait d’avancer en moi, raconte Louise. J’ai pensé longtemps qu’il ne fallait jamais lâcher, mais plus maintenant. Finalement, c’est dans la tête qu’il ne faut pas lâcher… Quand j’étais jeune, je dansais même trop, parfois. J’aurais dansé mieux si j’avais dansé moins; je m’épuisais dans les répétitions.» L’âge, le corps qui vieillit, tout ça ne lui fait pas peur. À 59 ans, elle voit bien des rides si elle se regarde de près dans le miroir, mais à part ça, elle se sent bien, très bien. Danser jusqu’au bout? «Je ne dois rien à personne, si je veux arrêter l’année prochaine, j’arrêterai. Je dois juste fidélité à ce que je vais ressentir à ce moment-là», affirme Louise. Elle ajoute, avec un sourire: «Quand j’ai eu mon premier contrat à 18 ans, j’ai dit: “OK, mais je danse juste un an…”»

Les Marguerite(s)
jusqu’au 17 mars à Espace Go

Sur son cheval de feu
en salle le 30 mars