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Alphée des Étoiles

Je vais assez souvent au cinéma mais, rarement, je rédige un billet sur mes impressions. Je me consacre à la littérature québécoise, je suis déjà déficitaire dans mon budget temps, je dois faire des choix. Mais arrive aujourd’hui une exception : le documentaire Alphée des étoiles. Ce film m’a marquée pour la vie, bouleversée dans le bon sens du mot.

Alphée a 5 ans et est la fille du réalisateur du film, Hugo Latulippe et de Laure Waridel. Atteinte d’une maladie génétique rare, ses apprentissages se font différemment, le temps ne tourne pas à la même vitesse pour elle. En fait, le temps n’a pas de vitesse, ce qui obligera les parents, et son frère Colin, à s’ajuster à son tempo.

Elle est née au bon endroit, entre deux êtres prêts à s’interroger sur les sens de la vie, et même prêts à sortir du Québec, une année, afin de voir ailleurs, en l’occurrence un petit village de Suisse (la maman y est originaire), si le temps ne ralentirait pas exprès pour leur famille.

C’est cette année que vous verrez s’écouler sous vos yeux. Vous serez ébahis, soyez-en sûrs. J’étais dans une salle de cinéma bondée, d’autant plus que la petite famille était présente et après le visionnement allait répondre à nos questions. Il y avait des enfants dispersés dans la salle, je m’attendais à des rigolades, des cris, des pleurs, mais non, les enfants ont été aspirés par les images sous leurs yeux. Alphée parle leur langage, et plus même, un langage universel.

Le papa la suit avec sa caméra et est entré, à titre de cinéaste averti, dans l’intimité d’Alphée. Il est possible qu’avoir posé cet oeil de cinéaste sur elle ait pu aider le papa à prendre ce recul qui aime, en laissant de l’espace. Le papa nous ouvre grand la porte pour que l’on endosse le regard magique de sa fille, qui transforme ce qui l’entoure en  poésie à l’état brut.

Le regard levé haut vers la cime des arbres, Alphée dialogue sur Tintin, faisant les questions et les réponses. Tout ce qu’elle fait est habitée de joie, elle bondit d’un trampoline, tout en répondant aux questions de son père sur grandir (ça semble astreignant grandir), elle caresse sa joue d’une fleur durant plus d’une minute. Articuler les mots, compter sur ses doigts sont des jeux qui restent amusants même quand le père insiste. Alphée peut s’habiller avec une jupe et deux robes  … aucune règle ne semble la régir.

En plongeant dans cette histoire, on goûte au temps qui n’est plus notre ennemi no 1. Est-ce parce que Alphée parle peu, le silence emplit les images qui défilent lentement sans qu’on y appose le mot silence. Subjugué par la figure et l’énergie joyeuses d’Alphée, son rythme devient le nôtre. Et, magie, on s’y complait. Le papa a réussi à nous accorder au diapason de sa petite bonne femme, malgré sa nature à lui que l’on devine être celle du cheval qui rue dans les brancards.

La voix narrative est un pont entre sa fille et lui, et nous, et se présente sous la forme d’un journal intime. Les mots du père nous ramènent sur terre, dans un monde plus adulte, et pendant ce temps le cinéaste nous envoie contempler les cieux, les cimes, l’espace. Alphée sait boire à même ce qui l’entoure, elle s’en imprègne. Nous vient l’envie de voir dans sa tête, d’assister à son cinéma intérieur. Son cinéma semble tellement plus amusant que nos règles pour atteindre la performance, en menant  l’incessante bataille contre le temps. Le réalisateur nous montre du temps qui défile lentement sans jamais que se réveille le terrible ennemi de tous : l’ennui.

Vous la verrez en tête à tête avec son père durant des moments d’apprentissage. Il se veut patient mais il m’a semblé plus prisonnier de son corps qu’Alphée ! On peut supposer que ce n’est pas dans sa nature première de prendre le temps, mais l’amour pour sa fille l’a amadoué à ce rythme qui fait savourer le moment présent. On la verra côtoyer les enfants de la garderie du village. Très intéressant de réaliser jusqu’à quel point sa plus grosse défense est de ne pas en avoir. Cela m’a amenée à penser que lorsqu’on est les parents d’un enfant telle que Alphée, on doit compter sur la générosité de la nature humaine. Comme elle est essentielle, on s’y adresse et de s’y adresser va la chercher chez l’autre. C’est aussi arriver à l’exercice le plus difficile : l’abandon, tout en veillant avec vigilance.

Ce documentaire est certes une fenêtre panoramique grande ouverte sur ce qu’implique de vivre concrètement avec un enfant différent mais j’ai été remuée par autre chose. Le temps se secoue de ses contraintes exprès pour cette petite fille charmante, ce temps que l’on prend ou que l’on perd reste le principal dictateur de nos vies stressées et stressantes. En s’affranchissant du temps, on s’affranchit de la lourdeur du matériel, et cette heure et demie a ressemblé pour moi à une excursion dans l’immatérialité. Vous conviendrez que c’est un voyage offert assez rarement.

Quand on voit ce petit bout de femme marcher dans la neige, pas seulement avec ses jambes mais avec tout son corps, on comprend que les montagnes sont à la portée de son pas, et pourquoi pas, de nos pas. En voyant son entourage, on comprend aussi que la course contre la montre s’arrête à l’heure de l’amour.

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Article récent très complet