Sight + Sound 2014 / Eastern Bloc : Contre-attaque
La sixième édition du festival d’art numérique Sight + Sound se déploie du 20 au 25 mai, mais la présence sur les réseaux sociaux du centre d’artiste autogéré Eastern Bloc, à l’origine festival, est présentement menacée. Plongée dans l’univers de la critique de l’art numérique, de l’engagement artistique et de la censure, en compagnie d’Eliane Ellbogen, directrice artistique de la galerie et du festival, et Céline Escouteloup, chargée des communications de la galerie et du festival.
« Sight + Sound est un festival d’art numérique qui présente l’art numérique sous plusieurs formes et surtout d’un point de vue critique », affirme d’emblée Eliane Ellbogen, directrice artistique d’Eastern Bloc et du festival Sight + Sound. « On questionne la culture numérique, on pose un regard critique vis-à-vis l’emploi des nouvelles technologies dans le milieu artistique, dans la société en générale aussi. Mais disons que moi, personnellement, et aussi dans l’équipe d’Eastern Bloc, on trouve que dans le milieu numérique – non seulement à Montréal, mais un peu partout – on voit ça des festivals ou des programmations qui présentent le numérique d’une façon très lisse, très clean, plus unifié. On voit très souvent les mêmes oeuvres et sous les mêmes formes aussi : projections audio-visuelles, performances audio-visuelles. Ce qui fait que c’est un peu unidimensionnel. Bon, il y a une place pour tout et souvent, ce sont des propos qui sont plus poussés vers l’esthétique, ce qui est parfaitement correct, et nous aussi, on a un soucis qui est très esthétique, c’est sûr, on travaille avec des artistiques qui poussent le côté esthétique, mais aussi le côté conceptuel, politique. »
VOIR : C’est venu naturellement? Ou plutôt en réaction à ce qui se faisait déjà dans le domaine?
Eliane : Oui, un peu en réaction à ce qui se faisait déjà, mais c’est aussi venu de façon très organique. Le festival existe depuis six ans déjà, mais au tout début, ce n’était pas vraiment un festival. On ne s’est pas annoncés comme « voilà le festival SIGHT + SOUND ». C’était une programmation sur deux soirs, on a invité plein d’artistes. Surtout des artistes locaux, mais aussi un peu des alentours, comme Toronto, New York, Québec, et on s’est penché sur la question du rapport entre le son et l’image. Donc un peu plus classique, dans le domaine de l’audio-visuel et du numérique. Et au fil du temps, ça a évolué, puis à chaque année, suite à la première et deuxième édition, on s’est penché sur des thématiques. Et les thématiques ont elles-mêmes aussi évolué avec nos intérêts, nos façons de faire. On s’est donc donné comme mission de poser un regard critique et de se questionner, de nous questionner nous-mêmes, mais aussi les artistes avec qui on travaille.
VOIR : Avez-vous un peu bousculé les autres festivals d’art numérique? Est-ce qu’il y a eu des répercussions?
(Rires)
Eliane : Des répercussions concrètes, je ne sais pas. Tout le monde a sa mission : Elektra, Mutek, la Biennale, la SAT… On fait ce qu’on fait parce qu’on aime ça. Par exemple, la SAT, pour l’instant, est penchée sur l’idée de l’immersion et ils occupent vraiment une niche. Et pourquoi pas? C’est bien que tous ces organismes-là occupent leur place et qu’ils aient un propos qui est spécifique à eux.
VOIR : Ont-ils eu des réactions, ces organismes?
Eliane : Surtout des réactions positives. On a souvent collaboré avec Elektra, avec la BIAN.
VOIR: Vous vous inscrivez aussi dans le Printemps numérique…
Eliane : Oui, tout à fait, on travaille là-dessus depuis un an, en fait. On est huit-neuf-dix organismes à faire partie du comité de réflexion sur le pilotage pour le Printemps numérique. C’est sûr qu’Eastern Bloc, ce sont les New Kids On The Block. On est l’organisme le plus jeune, on existe depuis très peu de temps [2007, 7 ans en septembre], mais notre équipe aussi est jeune, comparé à d’autres.
Céline Escouteloup, chargée des communications : C’est aussi la programmation et la direction artistique qui est donnée qui restent relativement “alternatives”, en fait.
Eliane : Oui, un peu politisé, un peu engagé. Pas un peu : beaucoup engagé! Et aussi, juste le fait d’être très « local » : on est dans un quartier très multiculturel, on n’est pas au centre-ville, ni dans le Quartier des spectacles, alors on est ancré dans notre communauté, de quartier, résident, avec tous les enjeux que ça apporte. C’était volontaire et en même temps, on n’avait juste pas les moyens de s’installer dans le centre-ville. On a eu la chance d’avoir un très grand espace, quand même assez central. Donc, ce n’est pas juste le festival, c’est la programmation à l’année longue, les expositions, etc. Tout se fait avec un propos curatorial qui est plus poussé dans un sens politique.
VOIR : Dans le fond, Sight + Sound rassemblait un peu toute cette idée-là?
Eliane : Oui, exactement. C’est aussi l’opportunité d’inviter des artistes de l’étranger et de se rassembler pendant une semaine, de faire la fête aussi, mais aussi de se pencher sur ces enjeux-là.
VOIR : La «science faction», qu’est-ce que c’est? Comment cette thématique de la sixième édition s’articule dans la programmation?
Eliane : Pour la thématique, on s’est inspiré du monde de la science-fiction. On voulait donc explorer comment l’imaginaire collectif, le pouvoir de l’imaginaire, peut avoir une influence sur la société actuelle, vis-à-vis la culture numérique. Donc, de regarder comment les philosophies, les idées qui ont émané de la science-fiction – de ce genre littéraire et cinématographique – ont eu des répercussions sur les technologies d’aujourd’hui, sur nos façons d’utiliser ces technologies, sur la façon dont elles sont intégrées à notre quotidien. Et évidemment, il y a beaucoup d’autres formes artistiques que la science-fiction littéraire qui se sont inspirées du sci-fi. Donc on a eu beaucoup de facilité à trouver des artistes! D’une sculpture rétro-futuriste à une performance sur la notion du cyborg, une performance audio-visuelle avec un jam collectif noise sur un film psy-fi, etc.
Pour expliquer comment cette thématique-là est déclinée, disons qu’il y a les performances, les installations, les ateliers, les conférences, des interventions, et chaque artiste apporte un positionnement par rapport à ces questions globales, qui s’inspirent de la science-fiction.
VOIR : Et qu’est-ce qu’il ne faut pas manquer?
Eliane : (Rires) Tout le monde me pose la question et je ne sais jamais quoi répondre! Ça dépend vraiment de ce qu’on recherche. Il y a des gens qui préfèrent les ateliers, qui sont plus « hands on » ou DIY. Il y a d’autres personnes qui sont plus « académiques ou « théoriques » et qui vont profiter des conférences. Chaque personne va y trouver son compte.
Dans les performances, il y a peut-être celle d’Arcángel Constantini. C’est un instrument, un dispositif qu’il a créé lui-même, qui crée des sons avec la lumière. C’est juste incroyable! Il faut vraiment le voir pour le croire, car c’est difficile à expliquer. Oui, il y a un processus technologique, mais c’est comme un genre de piano avec des lumières LED qui créent des sons.
Il y a aussi sans doute les performances qui ont fait “fureur” avec les réseaux sociaux…
Ce sont des images documentées par les artistes de performances qui seront présentées la semaine prochaine [cette semaine].
VOIR: Qu’est-ce qui s’est passé, au juste?
Eliane : C’est un peu compliqué, toute cette histoire-là. C’est qu’il y a cinq ou six ans, Eastern Bloc a commencé à utiliser les réseaux sociaux, et dans ce temps-là, il n’y avait pas de page « entreprise », alors on s’est créé un profil « ami ». Tout le monde avait ça. Beaucoup d’entreprises ont fait la transition plus tôt que tard, mais on trouvait qu’il y avait plus d’avantages avec un profil plutôt qu’avec une page, donc on avait les deux jusqu’à maintenant. On les gardait tous les deux actifs.
Céline : Il y a aussi toute une communauté qui s’est soudée du compte.
Eliane : On était rendus à 5000 amis, la limite, et on ne voulait pas perdre ce public-là.
Céline : C’est quand même important pour un centre d’artiste autogéré.
Eliane : Comme on le disait dans les communiqués, on est « un petit centre d’artistes autogéré » avec un « très petit budget » (rires) et on n’avait juste pas les moyens de se lancer dans une campagne, sur Facebook, donc on a gardé les deux plate-formes actives.
Céline : …même du fait, de la nature de la programmation, et du public qu’il y a autour, c’est une communauté fidélisée qui est importante.
VOIR: Et les rapports à Facebook se sont faits sur plusieurs mois?
Céline : Non, pas du tout, ça s’est fait sur deux semaines! Il y a eu au total quatre « report ». C’était toujours les mêmes images qui étaient rapportées, parfois c’était qu’une, parfois c’était deux, mais c’était toujours les mêmes performances, les deux mêmes performances qui étaient concernées.
Eliane : Et il faut le dire aussi – et peut-être que c’est involontaire -, mais ce sont deux performances de deux groupes d’artistes qui se sont peut-être le plus penchés sur la question du genre, les politiques du genre. Ce sont les groupes qui sont le plus queer, le plus non-conformiste.
VOIR : Vous croyez que ça a un lien avec les rapports faits à votre sujet?
Eliane : Je ne sais pas, mais…
Céline : …c’est ce qui est le plus simple à rapporter, en fait, dans les options. Et ça bloque le compte.
VOIR: Vous avez appelé ça une « tentative de sabotage » dans le dernier communiqué. C’est parce que vous savez qui vous a rapporté?
Eliane : On ne sait pas c’est qui, mais quatre fois de suite, en dedans d’une semaine, c’est un peu louche.
VOIR: Quelles seront vos actions, suite à ces « menaces » face à votre profil « ami »?
Eliane : On n’aura pas le choix de le fermer parce qu’on est rendu au point qu’on reçoit un avertissement de la part de Facebook, à chaque fois, mais la quatrième fois, le compte est bloqué pendant sept jours, et on nous demande de fournir des pièces justificatives, des pièces d’identité pour dire qu’il y a une personne « Eastern Bloc » qui existe. Et puisqu’on ne pourra pas le justifier, je pense – parce qu’on n’est pas encore rendu là -, qu’on n’aura juste pas le choix de désactiver le compte.
VOIR : Et ça vous dit quoi, cette situation, sur les sensibilités des gens face à l’art? Parce que c’est ce dont il est question, au fond : ce sont des performances qui choquent certaines personnes et qui décident de le rapporter. Dans l’optique de la mission d’Eastern Bloc, qu’est-ce que ça vous dit?
Eliane : Ben, ça nous dit que, d’une part, ce qu’on met de l’avant, ça va toujours être un peu sur les périphéries, ce ne sera jamais grand public, et tant mieux parce que ce n’est pas notre mission non plus! Dans un certain sens, ça vient confirmer notre mandat, notre propos, mais on ne pensait jamais que ça pourrait en arriver à ce point-là, que quelqu’un pourrait être choqué jusqu’à ce point-là.
Céline : Quelque part, on se dit que ce n’est pas forcément tant une question d’être choqué ou une question de fond, qu’une question, vraiment, de vouloir du mal, vouloir nous nuire. D’autant plus que les photos ne sont pas si choquantes.
Eliane : On soupçonne que c’est plus de la mauvaise volonté.
VOIR : Avez-vous déjà eu des critiques face au centre?
Eliane : Non, même pas!
Céline : Après, ça pose peut-être la question par rapport au fait que ça ne correspond absolument pas à un système général que tout le monde utilise et qui s’appelle Facebook. Entre autres, je crois que c’est un peu une des facettes de notre système actuel, dans lequel tout ce qui n’entre pas, finalement, cause problème.
Eliane : C’est plus facile encore de simplement le mettre de côté.
Céline : Et c’est fait selon des critères qui, finalement, ne sont pas appropriés. Facebook se fiche complètement de savoir si c’est un côté artistique ou autre chose. C’est même pas sa question. C’est très automatisé.
VOIR : Et une fois la transition faite, allez-vous vous questionner sur ce que vous publiez sur votre page? Allez-vous faire des choix?
Eliane : Je pensais justement à ça car il y a une censure qui est renforcée et ça nous met un peu dans une drôle de position. Cette tentative de sabotage ou censure a fonctionné, finalement. Ça a marché car on s’est senti intimidé, car au fond, quelqu’un prend ce système-là et en profite.
VOIR : Côté communication, comment fonctionne-t-on?
Céline : Le problème, c’est justement qu’il y a une transition à faire. À plus long terme, on réfléchira cet été sur ce qu’on peut faire, mais à la veille du festival, on doit ruser et user d’autres stratégies avec les médias, avec nos partenaires, etc. Il y a pas mal de gens qui nous soutiennent. C’est pas mal cette communauté qu’on peut activer le plus rapidement, avant le festival.
Eliane : Sur ce point, c’était assez encourageant, de voir les gens se rallier autour de nous. Au final, c’est une question tellement banale! Signaler des photos, c’est tellement insignifiant! J’aurais tellement préféré que les gens se rallient autour d’une intervention, que le public manifeste, mais bon, au final…
VOIR : Ça n’amène pas réellement de discussion, au fond.
Eliane : Un peu, quand même. Il y a des gens autour de nous qui posent des questions sur Facebook, par rapport au système, au processus qui s’est mis en place, et pendant le festival, il y a tout un volet conférence. Et au travers les cinq ou six conférences… bon il n’y en a aucune qui parle uniquement ou précisément des réseaux sociaux ou des corporations internet, mais on va quand même retrouver ces thématiques-là. Il y en a une, par exemple, où on va parler du complexe militaro-industrialo-académique et c’est sûr que Google, Facebook, et toutes ces corporations de surveillance, et les technologies de la surveillance, ça s’inscrit justement en plein milieu de tout ça. Donc peut-être qu’à différents moments, il y aura moyen d’en discuter.
VOIR : Ce doit être difficile de gérer cet aspect du système versus l’art.
Eliane : C’est comme David contre Goliath!
Céline : Il n’y a pas vraiment de point de rencontre.
Eliane : C’est pas comme si on peut appeler le 1-800-Facebook!
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La 6e édition de SIGHT + SOUND aura lieu du 20 au 25 mai, chez Eastern Bloc, à l’École des médias de l’UQÀM et à la Galerie CDEx.
Pour découvrir Eastern Bloc et le festival Sight + Sound sur Facebook et l’événement lié au festival.