L'homme sans visage
Arts visuels

L’homme sans visage

 

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Guillaume Tremblay et Olivier Morin

2067. Le dernier baby-boomer est mort depuis longtemps, envoyé dans un «voyage» sur la lune, sans billet de retour. On les avait déclarés illégaux à l’ONU après avoir été reconnus coupables de la destruction des écosystèmes au profit de leurs volumineux REER.

Depuis, le clonage humain est interdit. Des fois que quelqu’un aurait cloné un baby-boomer. On n’est jamais trop prudent.

Un test de sang, rien de plus banal, pendant une entrevue pour une job de bureau avait révélé à ma grande stupéfaction que j’étais… un clone.

Moi, Gilles Douillette. Un clone.
Les tests étaient sans équivoque.
Mais le clone de qui?
Clone de personne.
Me voilà bien triste.
Me voilà condamné.

Le vide s’empare de moi. J’apprivoise ce soir ma nouvelle vie d’itinérant, en mangeant un restant de sandwich dans une ruelle partagée avec Hobo Murphy, un vieux clone itinérant (un pléonasme) qui est sur le point de s’étouffer et de mourir en citant Shakespeare un peu tout croche.

Les sirènes de police se font entendre.

Un troupeau de chats-chacals s’approche.

Je me mets à genoux. Ils tournent autour de moi, me sentent, ronronnent.

Au moment de me croquer en équipe, un homme surgit en lançant une poubelle, m’accroche par le collet et court à toute vitesse, mon corps sur ses épaules en poche de patates.

Cet homme n’a pas de visage.

Nous voici cachés dans un vieux Tim Hortons désaffecté.

Sans Visage: (brusque) Assis-toi icitte, Douillette!

Gilles: (brusqué) OK, OK…

Sans Visage: (raide) Veux-tu un café, Douillette?

Gilles: Hein? Euh non non, c’est gentil.

Sans Visage: Sûr? Tu sais pas ce que tu manques…

Il prend une longue gorgée de café et l’apprécie de façon sonore.

Gilles: Merci pour les chats-chacals.

Froid. Temps. L’homme sans visage baisse sa capine de hoodie. On en sait pas plus sur lui. Son visage est lisse comme un derrière de genou.

Gilles: Qu’est-ce qui est arrivé à votre visage?

L’homme sans visage tousse pas mal…

Sans Visage: J’ai pu de visage.

Gilles: Je vois ben ça oui, mais…

Un temps.

Sans Visage: … Je suis un homme coquet.

Gilles ne sait pas quoi répondre à ça.

Mélodie, un Schubert du futur.

Sans Visage: J’avais toujours rêvé d’un beau visage. J’étais pas laid mais j’étais certainement pas ce qu’on pourrait appeler un bel homme, loin de là. Ça me rendait malheureux. Très, pour être honnête. Je pensais rien qu’à ça, ma face, tel un boulet repoussant au pied de mon existence. Ça fait qu’un jour, en me rendant à la pharmacie, je me suis arrêté dans un comptoir de chirurgie plastique, machinalement, sans réfléchir. J’ai ouvert le catalogue en plein milieu pis je suis tombé sur la plus belle face d’homme que j’avais jamais vue de ma vie. Chu même venu un peu bandé (mais c’était rien de sexuel). J’ai pris mon courage, mes REER pis j’ai changé le cours de ma vie.

Gilles: Pis quoi… le docteur vous a moffé?

Sans Visage: Au contraire. J’étais parfait. (Il prend une grande inspiration.)

J’ai TELLEMENT fourré cette semaine-là…

Tout le monde me saluait, me respectait, me proposait des massages. J’étais unique.

(Il devient sombre.) Les saisons passent puis viennent les soldes. Le visage que j’avais soigneusement adopté est finalement… tombé en vente. Une grande promotion.

En quelques jours, tout le monde avait ma face.

C’était pu ma face, c’était rendu la face à tout le monde.

Je suis allé me plaindre au chirurgien, j’avais gardé mon reçu, heureuse habitude.

Il me dit «très bien», il me fait m’asseoir, referme la porte de son atelier.

Une heure plus tard, j’avais pu de face. Pu de nez. Pu rien.

Un gros trou de face humide.

J’aurais dû me méfier. C’était une offre Groupon.

Gilles: Vous avez pas eu envie de vous faire greffer un autre visage?

Sans Visage: J’aurais ben voulu, Douillette, mais j’étais rendu tellement laitte, le docteur m’a chassé à grands coups de balayeuse. J’ai refait ma vie ici, tel un barista des ténèbres.

Gilles: Pis pourquoi vous m’avez sauvé tantôt?

Sans Visage: Ton visage.

Je l’ai reconnu.

Tu me dois un visage, Douillette.

Je t’ai reconnu, Robert.

Robert Douillette.

Voilà donc le nom de l’homme dont je suis le clone.

Si je meurs dans les prochaines secondes, au moins mon âme sera rendue et je saurai le nom de l’homme qui m’a mis au monde.

L’homme sans visage approche son couteau à pâtisserie de mon visage. Je ferme les yeux. Je pèse.

Pour: si je devais perdre mon visage, peut-être aurais-je au moins la chance de faire oublier aux autorités mon identité de clone, nouvellement révélée.

Contre: l’identité de mon géniteur-mystère me donne envie d’en savoir plus.

Moi, Gilles Douillette, dont l’existence à ce jour fut aussi brune qu’un bas ben ben brun, c’est la curiosité qui m’a sauvé. Ou peut-être mon stage chez Xerox au milieu des années 2050 à Trois-Rivières. «Le bon vieux temps.»

La lame s’approche de ma joue. Ça sent fort la vieille roussette. Je frissonne.

Gilles: Ils doivent pu en vendre beaucoup des imprimantes à face depuis que les modifications génétiques pis le clonage ont été bannis par l’ONU.

Sans Visage: Qu’est-ce que tu connais dins imprimantes?

Gilles: Je connais un entrepôt où ils gardent des vieux modèles… Ils savent plus trop quoi faire avec… (petit rire nerveux)

L’homme sans visage jette son couteau par terre et sort une cartouche d’encre génétique. Une espèce de glu couleur peau.

Sans Visage: Connais-tu une machine qui prend les A91?

Gilles: C’est le standard.

Sans Visage: Pourquoi je te croirais?

Gilles: J’ai-tu l’air de quelqu’un qui a quelque chose à perdre à soir? Je viens d’apprendre que j’étais un clone. Je le connais pas votre Robert Douillette. Aidez-moi à le retrouver pis je vous répare toutes les imprimantes génétiques que vous voulez. Ou ben prenez ma face pis faites une job de cochon avec vos outils de cuisine de restauration rapide.

Sans Visage: Tu viens de sauver ta face, viens-t’en.

Gilles: Où on va?

Sans Visage: Je connais un bonhomme qui a un voilier. Il doit avoir proche de 184 ans. Il a l’air d’en avoir 60. On dit qu’il vit sur l’intérêt de ses placements. Quand il est pas en voyage organisé, les soirs de brume, il navigue sur le canal Lachine, il fait du BBQ ben tranquille, y est ben en bédaine tout de blanc vêtu en train de jouer à Dame de Pique avec sa petite poulette de 75 ans. Y aime pas ça perdre. C’est-tu un fantôme? C’est-tu un boomer? Quelque chose est sûr, cette entité-là doit connaître Robert Douillette. Pis si ton créateur est en vie, il va cracher le morceau: j’apporte un vin rare et exceptionnel vendu seulement 10,25$ à la SAQ.

Gilles: Je pensais qu’ils étaient tous morts? Un boomer?

Sans Visage: T’es naïf. Y a ben pire que les clones tsé, Gilles. Si tu savais. Prépare-toi à rencontrer quelqu’un qui va ramener toute la conversation à lui-même. Mange une bonne roue de tracteur, tu vas avoir besoin de sucre. S’il essaie de te faire croire qu’il a jamais rien eu dans la vie, chante une chanson dans ta tête. Méfie-toi, Gilles. Quand il parle de vouloir du changement, il parle jamais de changement réel, il veut juste un nouveau polo.

Gilles: C’est ben rushant.

Sans Visage: Il va vouloir te donner des conseils, surtout sur les sujets qu’il connaît juste un peu. Fais BEN attention. Il pourrait te convaincre d’acheter des choses dont t’as pas besoin.

Gilles: J’ai pas d’argent.

Sans Visage: Il va te convaincre d’emprunter. Tu vas devenir stressé, tu vas négliger les gens autour de toi… pis ça… «et c’est pas fini, c’est rien qu’un début, l’effet boomer; tu l’as pas encore vu». Il s’agit pu juste de toi, Gilles. Il s’agit de l’avenir du monde entier. Le monde est influençable Gilles. Si le mal du boomer se propage à nouveau, ce coup-là, la Terre tiendra pas le coup. On va essayer de l’attirer au Vieux-Port en faisant respirer le vin; devant ce spectre, tiens-toi les fesses ben serrées. Sinon, je te naye dans la tank à cappuccino glacé.

Je serre la main de cet homme sans visage. Deal sinistre. Dans la sueur de son non-visage se reflète mon propre visage, ou plutôt celui de Robert Douillette.

Suis-je… un baby-boomer?

Ce texte est une variation sur un chapitre
de Le Clone est triste, une création du Théâtre du Futur
qui sera présentée au Théâtre Aux Écuries en janvier 2019.
Un maudit bon cadeau de Noël ça (wink wink).