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Frais de scolarité et choix de société

J’ai fait quelques commentaires sur la grève étudiante et la hausse des frais de scolarité il y a deux semaines. Voici quelques réflexions supplémentaires.

Contrairement à d’autres, je ne renie pas complètement l’idée que l’université puisse constituer une forme « d’investissement ». Plusieurs étudiants, notamment de familles immigrantes, font le choix d’aller à l’université précisément pour accéder à des carrières lucratives — ingénieur, médecin, avocat, informaticien, dentiste, chimiste, pharmacien ou comptable — qui contribuent à soutenir leur communauté, ici ou à l’étranger. Il y a, à mon sens, quelque chose de fondamentalement élitiste dans la conception de l’université comme tour d’ivoire, dispensaire d’un savoir pur et désincarné. Dans la vraie vie, en dehors des dogmes de certaines facultés, beaucoup d’étudiants font le choix conscient d’aller chercher à l’université les diplômes qui amélioreront tangiblement leur sort et celui de leurs proches. Nier ou refuser cette réalité, c’est s’aveugler volontairement à un fait important.

Cela dit, je n’ai aucune difficulté à envisager l’éducation supérieure en dehors du paradigme économique du « retour sur l’investissement ». Il y a une immense valeur intrinsèque — personnelle et collective — à la formation universitaire. Je n’ai personnellement jamais vu mes années à l’université comme autant de cotisations à un REER quelconque.

Mais encore faut-il débattre des « choix de société » impliqués.

Théoriquement, pour des raisons politiques ou économiques, un État pourrait décider que les études supérieures relèvent entièrement de l’initiative individuelle. Ce gouvernement pourrait donc offrir un réseau public d’écoles primaires et secondaires gratuites, mais les universités (à but lucratif ou non) ne recevraient aucune subvention. Selon ce scénario, tous les étudiants universitaires assumeraient 100% des coûts de leur formation. Je ne connais aucune société qui ait adopté ce modèle.

Une deuxième option consiste à instaurer un système à deux vitesses. On crée donc un réseau d’universités publiques subventionnées, peu contingentées, habituellement de qualité moyenne. Parallèlement, on trouve d’autres institutions — publiques ou privées — qui se distinguent par une grande sélectivité, et qui peuvent exiger des fortunes en droits de scolarité. (C’est le modèle en vigueur aux États-Unis et en France, entre autres.)

La troisième option repose sur une conception de l’éducation supérieure dont la valeur est à la fois collective et individuelle. Autrement dit, la société reconnaît que la formation universitaire est un bien collectif à encourager, mais qu’elle comporte aussi une valeur — et une responsabilité — individuelles. Le résultat est un système où les études supérieures seront subventionnées par l’État — en reconnaissance de leur importance pour l’ensemble de la société — mais dont une partie sera aussi à la charge de l’étudiant, en reconnaissance de la responsabilité personnelle que l’éducation universitaire implique aussi. C’est le modèle en vigueur au Québec et dans les autres provinces canadiennes. En vertu du principe de responsabilité partagée, chaque société pourra choisir la répartition qu’elle souhaite: 50/50, 90/10, 75/25, etc. Au Canada, les étudiants sont responsables de 23% des coûts de leur formation, et le 77% restant vient du financement public et privé. Au Québec, le ratio est actuellement de 13% pour les étudiants et de 87% pour le reste de la société. Après la hausse, il sera de 17% pour les étudiants et de 83% pour le reste de la société.

La dernière option pose comme hypothèse que l’éducation supérieure est un bien exclusivement collectif, un « droit » qui n’implique aucune responsabilité financière individuelle, et qu’elle devrait donc être gratuite, c’est-à-dire entièrement payée à même les fonds publics. C’est la position revendiquée par certaines associations étudiantes. (La stratégie est habile: en opposant la gratuité à la hausse proposée, les étudiants pourront présenter l’abandon hypothétique de la hausse comme un « compromis », alors qu’il s’agirait d’une défaite sur toute la ligne pour le gouvernement.)

Deux remarques à ce sujet.

Premièrement, au risque de tomber dans la généralisation, plusieurs défenseurs de ce modèle de l’éducation supérieure semblent avoir une vision exagérément sacralisée de l’université, fantasmée en espèce d’église de la connaissance. Or ce portrait paraît bien utopique. L’université est depuis longtemps un lieu complexe où cohabitent la science pure, la recherche appliquée, la réflexion humaniste, les intérêts économiques, politiques et syndicaux, le rêve et le pragmatisme, la distance et l’engagement. Personne ne souhaite que les universités se transforment en club-écoles pour les entreprises, les syndicats ou les partis politiques, mais — dans la mesure où la liberté académique est respectée — il semble qu’on tolère bien que tous ces intérêts coexistent en un lieu qui s’enrichit de cette diversité. Ceux qui militent passionnément contre toute contribution individuelle ou privée au financement des universités sont souvent (mais évidemment pas toujours) les mêmes qui prônent la collectivisation et la planification centrale de pans entiers de l’activité socioéconomique, et qui s’opposent à l’initiative ou la responsabilité individuelle dans pratiquement tous les domaines. Ils ont droit à leur opinion, mais les expériences historiques et contemporaines en ce sens n’inspirent pas beaucoup confiance.

Deuxièmement, indépendamment de toute considération philosophique, le « choix de société » d’une formation universitaire gratuite a des conséquences sur… d’autres choix de société. Contrairement aux États (notamment scandinaves) qui jouissent d’une marge de manoeuvre confortable, les finances publiques du Québec imposent des contraintes. Dans la mesure où aucune manne financière ne tombe du ciel à court terme, le choix de dépenser davantage pour l’éducation universitaire impliquerait soit une hausse des taxes ou des impôts (nous payons déjà les impôts les plus élevés en Amérique du Nord), soit un endettement additionnel (nous sommes la province la plus endettée du Canada), soit des coupures dans les dépenses publiques actuelles. Faut-il couper en santé? Peut-être, mais il faudra en assumer les conséquences. Faut-il couper dans les subventions aux entreprises, au risque de sacrifier des emplois? Faut-il couper dans les régimes de retraites? Peut-être, mais il faudra aussi en assumer les conséquences.

Faut-il, finalement, faire le ménage dans le réseau universitaire et le ministère de l’Éducation et tenter de démontrer en quoi la hausse proposée est inutile si on élimine le gaspillage?

Cette position représente sans doute la meilleure stratégie pour les étudiants. Mais elle mène nécessairement — entre autres dénonciations de l’îlot Voyageur, des parachutes dorés et autres scandales — à une révision critique des “acquis” de certains groupes auxquels la Coalition Large de l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante a choisi de s’allier. Voilà peut-être une décision regrettable.