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La gauche et l’intérêt public

 

Il y a quelques semaines, Alec Castonguay a publié un article intéressant sur le rôle joué par les centrales syndicales dans la crise étudiante. Le papier détaille ce que plusieurs devinaient depuis longtemps: l’Alliance sociale est derrière le mouvement étudiant, et la hausse des droits de scolarité n’est qu’un aspect d’un conflit idéologique dans lequel les grands syndicats jouent un rôle de premier plan.

Trois citations m’ont particulièrement frappé dans le texte:

« Nos travail­leurs évoluent dans une société, il faut qu’on soit présents pour influencer cette société. » — Michel Arsenault, président, FTQ

« Je n’ai pas de comptes à rendre à ceux qui ne cotisent pas! Nos membres ont toute l’information pour qu’on mène nos débats à l’interne. » — Réjean Parent, président, CSQ

« On va continuer de s’impliquer socialement et de rendre compte à nos membres. Je ne suis pas dirigé par l’opinion publique! » — Michel Arsenault

Ces déclarations (surtout les deux dernières) m’ont rappelé un essai de Michael Tomasky publié en 2006. À l’époque, Tomasky écrivait pour redonner des idées à une gauche américaine profondément démoralisée. George W. Bush avait été réélu deux ans plus tôt. Les Républicains contrôlaient les deux chambres du Congrès. Barack Obama n’existait pas encore comme candidat inspirant.

Un passage avait spécialement retenu mon attention:

« The way interest-group politics are done in today’s Democratic Party just has to change. (…) Interest groups need to start thinking in common-good terms. Much of the work done by these groups, and many of their goals, are laudable. But if they can’t justify that work and those goals in more universalist terms rather than particularist ones, then they just shouldn’t be taken seriously. »

Traduction maison:

« L’approche des groupes d’intérêts au sein du parti Démocrate doit changer. (…) Les groupes d’intérêts doivent commencer à penser en termes de bien commun. Les objectifs et le travail de ces groupes sont souvent louables. Mais s’ils ne peuvent justifier ce travail et ces objectifs en termes universels, plutôt qu’en termes particuliers, alors on ne devrait tout simplement pas les prendre au sérieux. »

L’idée-maîtresse de Tomasky était aussi simple que puissante: pour retrouver sa vigueur et sa cohérence, la gauche américaine ne devait plus se contenter d’être un ramassis disparate de groupes aux visées étroites — féministes, syndicalistes, universitaires, artistes, etc. — chacun défendant ses intérêts envers et contre tous. Elle devait, au contraire, se repositionner comme défenderesse du véritable « bien commun » et exiger de ses différents adhérents qu’ils justifient leurs demandes en fonction de cet intérêt public général, plutôt qu’en fonction de la défense de certains droits ou certains acquis particuliers.

Si la prescription peut sembler inoffensive à première vue, ses implications sont dramatiques.

Pour voir leurs demandes portées par un parti de gauche rénovée, les syndicats devraient désormais justifier le maintien des régimes de pensions à prestations déterminées, du critère d’ancienneté et d’autres « acquis » qui consacrent un système à deux vitesses. Pour influencer le programme progressiste d’une gauche nouvelle, certains lobbies devraient expliquer en quoi leurs propositions servent réellement l’intérêt public, plutôt que le maintien de structures ou de subventions qui les avantagent. Pour être jugées crédibles par une gauche dépoussiérée, certaines associations devront démontrer en quoi leurs idées s’inscrivent dans une démarche authentiquement universelle, plutôt que dans un projet idéologique particulier.

En somme, pour être endossés par une gauche du XXIe siècle, tous les groupes actuellement identifiés à gauche devraient pouvoir relier leurs revendications à l’intérêt général, plutôt qu’à la protection des jobs, des principes ou des privilèges de leurs membres. Ce serait une entreprise de réalignement politique titanesque, aux résultats difficiles à prévoir.

Une chose semble toutefois certaine: des phrases comme « je n’ai pas de comptes à rendre à ceux qui ne cotisent pas » ne seraient plus jamais prises au sérieux.