Ça te pogne de même, sans avertir.
C'est son examen de taekwondo à l'école. Elle te voit arriver, elle est tellement contente que tu y sois qu'elle trépigne, fait une grimace que tu connais par cour, puis elle retrouve son rang. Elle est minuscule, perdue dans son kimono. Une tache blanche parmi d'autres sur le plancher jaune. Comme tout le monde, elle fait le réchauffement, puis exécute les manouvres et porte les coups.
Au moment où le maître lui fait casser un morceau de styromousse, les larmes te montent aux yeux. Ça y est, crisse, toi qui ne pleures pour ainsi dire jamais, tu vas te mettre à brailler au milieu d'un gymnase. Tu refoules tes larmes, ce serait un peu gênant ici, maintenant. Tu mets ça sur le compte de la fatigue, ou peut-être que tu t'es dit: putain, qu'est-ce qu'elle est grande. Et que tu t'es rendu compte que c'est maintenant que ça se passe, que les moments de réelle proximité avec elle, ce sont ceux des quelques années avant et après cet instant précis. Avant, c'était pas grand-chose, tu n'étais qu'une présence, une assurance, un pourvoyeur. Au-delà, ce sera pas l'enfer, mais ce sera plus pareil non plus. Tu vas devoir faire le deuil de ce que tu as maintenant avec elle: ça t'égratigne salement.
Et puis ça t'arrive encore, pour rien, un soir comme ça. Tu lui as lu l'histoire de Kiko, le chien qui délivre les poules de la basse-cour d'une mort certaine lorsque la rivière déborde. Le chat est venu faire son tour dans la chambre, juste pour niaiser, et elle a voulu le faire grimper sur le lit; elle pose deux ou trois questions nounounes, et tu te fâches un peu parce qu'elle cherche toujours à repousser le moment où elle s'endormira.
C'est quand tu vois en elle tes plus détestables traits de caractère qu'elle t'exaspère.
Tu repasses une heure plus tard, elle dort. Tu t'assois deux minutes sur son lit, tu poses la main sur son dos qui monte et redescend au rythme de sa respiration. On dirait un petit animal.
Et là, c'est une peur terrible qui te prend. Tu te souviens de cette phrase de ton père à toi le jour de sa naissance à elle: maintenant, tu vas savoir ce qu'est vraiment l'inquiétude. Tu mesures à quel point il avait raison.
Tu te demandes si elle va y arriver. Si elle trouvera quelque chose qui ressemble au bien-être. Pas nécessairement le tien, juste un équilibre, juste un endroit en banlieue du malheur ordinaire et du bonheur aveugle et niais.
Alors tu penses à ta vie, à celle de tes amis. Tu mesures encore des choses qui ne sont pourtant pas quantifiables.
Comme la minceur de cette ligne sur laquelle tu tentes de marcher, en équilibre justement, sorte de funambule au niveau du sol, dans un monde qui te tire d'un côté comme de l'autre.
Il y a cette envie de chaos, de désordre, d'insouciance qui t'habite, puis il y a la main courante du conformisme qui te tente: sécurisante, apaisante, c'est ce que tu connais le mieux, toi, petit bourge issu d'une banlieue opulente.
Tu sais que cette ligne sur laquelle tu marches n'est pas plus vertueuse qu'une autre, mais c'est la seule qui t'est familière, que tu comprends. C'est cet équilibre des forces qui te permet de fonctionner dans le monde sans t'y perdre complètement. Un inconfort que tu choisis chaque jour et qui finalement devient commode. Il n'est pas question d'être un martyr. Un fakir, plutôt.
Et elle, saura-t-elle marcher sur les braises comme tu as appris à le faire, seul, parce qu'il n'y a pas de leçon qui puisse nous montrer comment emprunter le pas à la fois léger et grave qui permet de surnager dans un monde qui cherche sans cesse à vous marquer au fer, à vous brûler?
Fera-t-elle l'erreur si courante d'éviter à tout prix le bonheur parce que celui de l'idéal des contes de fées est repoussant de mièvrerie, d'ignorance, de vulgarité? Ou alors se laissera-t-elle doucement glisser dans ce rôle que tout l'Occident attend d'elle: petite travailleuse sans histoire, rouage d'un système de plaisirs par procuration, après 19h tous les soirs à TVA?
Anyway, tu ne pourras rien dire, rien faire. Il sera trop tard. Comme tout le monde, elle choisira sa ligne. Qui es-tu pour prétendre qu'elle sera moins bonne que la tienne?
Tu te sens étranglé, tu descends au salon, te verses une rasade de Canadian Club et de Coke diète, puis tu écris sur les feuilles du calepin qui traîne dans la salle à manger.
Ta blonde t'observe avec cette tendresse dans le regard qui, tu le sais, pourrait te faire traverser n'importe quelle épreuve. Elle ne dit rien. Sinon qu'il n'y a pas assez de lumière pour écrire.
Tu griffonnes furieusement des mots dont certains seront illisibles demain. Une page, puis deux, puis trois.
Au moment de taper ta chronique de Noël, tu relis la dernière page, la dernière ligne qu'a produite cette transe induite par l'angoisse, la peur, l'impuissance, et tu sais que cette phrase, c'est le plus important cadeau à lui faire dans la vie.
Tu repenses à tous tes amis qui évoluent dans les limbes, en marge de tout. Ah oui, certains comptent parmi les êtres les plus brillants que tu connaisses. Mais ils sont aussi les plus seuls. Et ils portent leur tristesse comme un manteau lourd qui ne les protège pas du froid, bien au contraire.
Tu relis encore cette dernière ligne, te disant qu'il s'agit de la chose la plus essentielle à savoir quand l'art nous fascine, quand ses grands personnages nous obnubilent et quand le quotidien, lui, nous déçoit.
Tu relis cette phrase qui est un avertissement.
IMPORTANT: lui dire que le malheur n'est pas un symptôme de l'intelligence.
Mais il faudra te souvenir de lui dire autre chose.
Que c'est un homme heureux qui parle.
Magnifique chronique! Lucide, touchante, réaliste comme plusieurs de vos écrits. Merci !
Cette chronique circule partout, un vrai virus, je n’ai pas su résister, et pourquoi résister quand il y a le mot « heureux » dans une chronique ?
J’sais pas pourquoi dès les premières lignes, elle m’a pris à la gorge du coeur. Ça s’appelle avoir été soulevé par un élan vrai en l’écrivant, et son pendant éclot en la lisant. Les écrivains heureux, et les lecteurs heureux sont souvent vrais, mais pas obligatoirement.
La dernière phrase, la phrase-clé, la phrase trouvée en trésor à donner en héritage, eh bien, je l’aime et la faisait déjà mienne, en cachette.
Maintenant qu’elle est devenue un virus bienheureux, j’oserais peut-être la vivre au grand jour.
Superbe texte sur l’angoisse d’être père (parent).
Émouvant et rassénérant.
Je me suis rappelé en te lisant pourquoi j’ai mis si longtemps à vouloir devenir mère à nouveau. Je ne sais pas si je suis complètement prête, mais je sais que ça vaut la peine en maudit…
je viens de lire ton texte à ma fille qui à eu 1 an samedi.
Bon vrai que j’ai tendance à être émotif mais là. tu m’a vraiment eu…
ok, elle n’a rien compris te mon braillage mais je pense et je suis ce que tu as écrit.
Merci pour ces mots que tu as mis sur papier
car je n’aurais pus mieux les trouver!!!
merci!
J’ai lu chaque ligne en pensant à la petite fille qui dort encore dans mon ventre. Merci pour cette belle chronique.
J’ai lu ce touchant texte en pensant à mon premier petit-fils qui naitre en mars prochain. J’ai lu ce touchant texte, les larmes aux yeux, tant il a fait vibrer des cordes sensibles à mon coeur.
La promesse d’un avenir meilleur et d’une vie heureuse, c’est ce que l’on souhaite à ses enfants et à ses petits-enfants.
Merci monsieur Desjardins pour cet émouvant témoignage et je suis certaine qu’avec un père tel que vous, votre petite fille pourra toujours compter sur l’élément le plus important qu’un enfant peut recevoir – et ce peu importe son âge – l’amour inconditionnel de son père. Avec votre texte aujourd’hui, vous avez mis sur papier cet amour pour votre fille. Chapeau !
PS: Conservez cette chronique et donnez-la lui en cadeau lorsqu’elle deviendra adulte ! Elle en pleurera de bonheur. Merci encore.
Tellement ça… en vous lisant.. la fameuse ambivalence d’être parent… Y’a pas de recette toute faite… Par contre, je crois fermement que plusieurs personnes et pas juste les parents, peuvent avoir une influence positive dans l’évolution d’un enfant.
Bien d’accord avec tout le monde …Je me suis souvenu les premiers coups de patins … les spectacles…les premiers rires.. Et comme beaucoup j’en ai eu les yeux mouillés..Je me suis même permis d’imprimer ce très beau texte pour le donner à mes filles, qui ont maintenant 13 et 16 ans, pour Noël…Vous avez trouver Monsieur les mots qui traduisent exactement l’état d’esprit de bien des parents .. en tout cas le mien…Merci beaucoup
Sylvain Gervais
(J’arrive pas à le croire : vous censurez vos lecteurs, vous supprimez les commentaires qui ne vous plaisent pas! C’est la quatrième fois!!! Quelle petitesse! Mais j’insiste) : Je le savais : après la chronique très pertinente de la semaine dernière, vous vous êtes dit Il faut illuminer cette masse de crétins qui me lit, je vais leur mettre plein la gueule, cette fois je vais leur sortir mon kit d’effets spéciaux littéraires au complet. Et vous vous êtes surpassé, cof cof, vraiment surpassé, cof cof (excusez, cof, j’ai encore du mal à avaler tout le miel qui dégouline de votre chronique).
Dans le domaine de la quétainerie vous êtes vraiment un maître, j’ai rarement rencontré un pareil tour de force : rédiger une dizaine de paragraphes en deuxième personne du singulier pour impliquer à la force le lecteur; introduire une ou deux scènes touchantes (du genre présentation de fin d’année, aréna-du-samedi-matin, cours de karaté, heure du dodo, ça marche dans les films, donc ça marche dans les chroniques) qui nous feront comprendre combien vous êtes sensible et torturé par la niaiserie du siècle; remplir une phrase et une autre et encore une autre avec des mots vides de sens qui prétendent être des cris du cœur (« Tu mesures (…) la minceur de cette ligne sur laquelle tu tentes de marcher, en équilibre justement, sorte de funambule au niveau du sol, dans un monde qui te tire d’un côté comme de l’autre. »); accumuler en désordre tous les sentiments possibles (bonheur, peur, tristesse, inquiétude, tendresse, déception, impuissance, angoisse, rage mais à la fin, donner une touche d’espoir). Il ne manque rien, on peut presque écouter les violons jouer et les boites de kleenex s’ouvrir, un producteur américain pourrait tirer un film où l’on verrait Julia Roberts avec cette tendresse dans le regard qui pourrait te faire traverser n’importe quelle épreuve, on verrait s’écouler les larmes du protagoniste ultrasensible et hyper tourmenté dans la scène poignante de la styromousse, on verrait le protagoniste déguisé en Poète Maudit du XIXe qui écrit furieusement des mots… mais on ne croirait pas un seul instant qu’il est heureux, comme il essaie de se convaincre.
Lancez vous dans la littérature, allez, pondez-nous un roman déchirant, vos lecteurs aiment Occupation Double mais aussi ils aiment votre style mielleux (voir leurs commentaires). Vous ne faites que votre travail mais je trouve désolant que les lecteurs tombent si facilement dans le piège du sentimentalisme. C’est l’esprit de la meute.
PS : l’image du « funambule au niveau du sol » est vraiment nulle, qu’est-ce qu’il risque?
Haha, vous êtes impayable. On pourrait faire un film avec vous aussi. Petit budget, grognon de service. Mais au fond, vous êtes un bon gars, non?
Ceci dit, deux choses: je ne censure personne, mais il se peut que si vous insultez les gens ici, les modérateurs du site (je n’en suis pas) vous renvoient à vos devoirs. Ce n’est pas une question de censure, mais de savoir vivre.
Et maintenant, vous n’aimez pas, très bien. Mais je ne fais pas mon travail? C’est quoi mon travail?
Dans l’angoisse d’être parent, il y a tout ce bonheur d’être constamment rappelé à l’ordre par le présent des enfants, et de redécouvrir la vie à travers leurs yeux. J’ai un fils de 25 ans d’une première union et j’en ai un autre de 4 ans qui est très fier d’avoir un grand frère. Tant est aussi longtemps que je resterai sensible à ce qui l’émerveille dans sa petite enfance, je pourrai continuer à lui donner le meilleur de moi-même et ce mouvement vers l’avant me libèrera de mes angoisses…
»Tu repenses à tous tes amis qui évoluent dans les limbes, en marge de tout. Ah oui, certains comptent parmi les êtres les plus brillants que tu connaisses. Mais ils sont aussi les plus seuls. Et ils portent leur tristesse comme un manteau lourd qui ne les protège pas du froid, bien au contraire. »
Ouache.
Que les nouveaux parents soient tellement fiers de s’exhiber sur Facebook avec leurs nouveaux enfants et leur bonheur, ça va. Mais ce satané réflexe généraliste de penser que ceux qui n’ont pas d’enfant évoluent dans le nowhere et sont si seuls aurait pu être évité. Ça n’aurait pas été trop grave de rester mièvre en évitant d’être condescendant envers les gens qui ne définissent pas le bonheur par la bonne vieille vision de la famille unie dans sa grosse maison de banlieue.
M. Laplante, vous faites de la projection. Parmi ces gens seuls, il y a des parents aussi. La solitude et la tristesse, c’est pour tout le monde. Là, je parle de mes amis, de moi, de nos vies. Je parle de la tristesse élevée en vertu, du bonheur qu’on rejète parce que, comme vous, on confond sensibilité et sensiblerie, vie de famille et clichés. Relisez: ce que je dis dans tout cela, c’est que j’espère que ma fille ne fera pas comme vous, et qu’elle ne rejètera pas le bonheur sous prétexte que ça rend un peu con. Je vous assure, cette connerie vaut bien mieux que l’hyper lucidité dont se réclame le solitaire malheureux cprounith sure,omme les pierres.
Vous avez tout faux monsieur Desjardins. Je ne rejette pas le bonheur. Seulement, il y a différentes façon d’être heureux et vous persistez en essayant de me faire croire que je fais de la projection, ce qui est un peu trop facile.
Je n’ai pas saisi votre dernière phrase.
On écrit trop peu souvent sur le bonheur, alors que sur l`horreur, c`est à toutes les secondes qu `il y a de la viande à gruger dans les médias…Oui, j`ai eu la lèvre tremblottente en vous lisant monsieur. Pourtant, mes filles ont 24 et 19 ans et sont autonomes…Vous pourrez encore écrire le même texte à plusieurs moment de votre vie. Parce que vous avez vu l`esentiel avec votre coeur et non avec vos yeux. Je suis pour la légalisation du bonheur!
J’ai lu votre chronique, j’ai regardé ma petite fille de six mois, et j’ai pleuré.. Merci pour ces mots touchants, une mère heureuse.