Desjardins

De la friture sur la langue

Rassurez-vous, le français n’agonise pas dans le charabia phonétique des textos que s’envoient par milliers les ados. J’exagère quand je parle de milliers? La fille d’un ami, l’autre jour, me confessait en avoir envoyé 3800 en mai. À 14 ans, elle est à peine au-dessus de la moyenne nord-américaine qui, pour les ados, se situe autour de 100 textos par jour.

Et pourtant, ce n’est pas dans le contenu de ces messages qui ne répondent à aucune orthographe ni grammaire que la langue dépérit. Comme le démontrait une chercheuse de l’UQAR ce printemps, il s’agit simplement d’un autre niveau de langage. Un joual électronique.

La langue n’agonise pas non plus dans ce franglais émaillé de «dude» et de «trop fucking cool» que parlent les ados, mais aussi les jeunes adultes. Jusqu’à la quarantaine, faut croire, puisque j’en suis. Depuis longtemps, je freake, je suis flabbergasté, je fucke le chien. Je chille. Même que je chillaxe depuis un moment.

On a d’ailleurs trop peu parlé du roman d’Alexandre Soublière, Charlotte Before Christ, échantillon remarquable de cette langue vivante, parce que couramment parlée, morceau d’authenticité où le vocabulaire sert bien plus à illustrer avec véracité la dérive sentimentale d’une génération et ses refuges dans l’autodestruction qu’une dérive de la langue elle-même. C’est, en réalité, un des romans québécois qui sonnent le plus vrai dans cette époque un peu floue.

Mais où en étions-nous déjà?

À écarter les épouvantails pour mieux voir où se situe la menace, la vraie.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce ne sont pas ces petites concessions qui relèvent d’un nouveau joual qui risquent d’achever la langue, mais plutôt nos lâchetés quotidiennes. Comme de répondre en anglais au commis du dépanneur lorsqu’il nous vend de la gomme en empruntant l’idiome de Nickelback. Comme de ne pas insister quand un chauffeur de taxi nous parle dans une autre langue que la nôtre. Comme de ne rien dire quand une compagnie n’offre pas le service en français ici, au Québec, ce qui contrevient à la loi. Comme de tolérer qu’un employé de restaurant à Montréal nous interrompe au milieu d’une phrase pour laisser tomber avec toute l’arrogance du monde: I don’t speak french.

La menace est là, dans ce parfum où se mêlent le mépris et l’indifférence. Dans la position aveugle d’optimisme qu’affichait Jean Charest en ouverture du Forum mondial de la langue française cette semaine.

Dans le refus, aussi, de voir que ce sera de la main de ceux qui sont censés la défendre que notre langue périra.

Ces parents et ces mêmes profs qui s’inquiètent de l’effet néfaste des textos ne devinent pas le tort qu’ils peuvent faire en n’ouvrant jamais un livre à la maison, en ne corrigeant pas les erreurs de français dans un travail de géo, en ne faisant pas l’effort d’écrire une langue impeccable dans leurs communications. Lorsque la famille comme l’école sont incapables de permettre à un enfant d’atteindre un niveau de langage supérieur, ce n’est pas la faute aux textos. C’est la leur. Parce que pour accéder à quelque chose, il faut un passage, une envie d’aller voir. Ça prend quelqu’un pour montrer le chemin.

Parfois, c’est un autre mépris qui menace la langue. Il vient de l’intérieur, des tenants d’un purisme hérité du Frère Untel, ou d’un Gilles Proulx qui pourfendait le joual tout en vomissant dans le cou de ses auditeurs dans un français impeccable.

Ce sont ceux qu’on lit dans les tribunes publiques. Les curés de la langue. Ceux qui saignent des oreilles chaque fois qu’ils entendent Richard Desjardins ou Fred Pellerin. C’est une langue de bâtards, disent ces eugénistes du verbe, incapables de comprendre qu’une langue n’est pas un code. C’est pas des maths. C’est l’âme d’un peuple. Un peuple de bâtards, comme tous les peuples.

Une langue ne peut être vivante que si elle parvient à faire rêver. À structurer la pensée. Et on ne peut ni penser ni rêver dans une autre langue que la sienne. À moins de vivre ailleurs depuis trop longtemps.

C’est pas des maths. Une langue, c’est le matériau avec lequel on fond l’âme des cultures.

Et pour que cette culture ne soit pas que l’affaire d’une élite, il faut en enseigner les subtilités, les différents niveaux. Il faut la faire lire, souvent, sous toutes ses formes. Il faut l’écrire, la respecter. Il faut l’absorber, apprendre à l’aimer et la connaître sur le bout des doigts pour mieux la maltraiter par la suite, la tordre et la refondre.

Pour tout cela, il faut de la volonté. Une volonté politique, sociale. Et pas seulement, comme on en faisait le souhait lors de l’ouverture du forum de la langue française, pour que notre langue soit celle de la finance et de l’économie au même titre que l’anglais. Mais pour que le citoyen possède les moyens de se défendre contre les assauts d’une médiocrité qui est polyglotte, internationale, plus rampante et dommageable encore que les requins de la finance.

Une médiocrité déguisée en pensée critique, en idées politiques ou en divertissement dont on nous gave. Une médiocrité en forme de spectacle permanent que la pub nous enfonce dans la gorge et contre laquelle on ne peut se défendre à moins de posséder les armes que sont le langage, la culture, et le temps.

C’est cette dernière chose qui risque d’avoir la peau de la langue. Pas seulement du français, mais de tous les langages qui ne sont pas ceux du commerce, de l’assouvissement des envies soudaines, du banal, du marketing, du scandale ou de l’horreur.

Le temps. L’espace du temps que rongent justement les fameux textos d’une manière bien plus insidieuse que les torts à la langue qu’on leur prête. Avec la télé, Facebook et la radio qui s’écoute parler, ils occupent tout l’espace. Un babillage incessant. Un bruit blanc qui ne permet plus de vie intérieure, plus de réflexion, plus de recul face au monde. Une friture sonore qui avale les langues, les cultures, et dont on sait que la dénoncer est parfaitement futile.