Du haut de la King

L’hostilité du matin

Lundi matin, 8h15. Je descends tranquillement la rue Aberdeen, le foulard autour du cou pour la première fois de la saison. Je marche seul dans la ville qui, à l’exception de quelques sans-abri abîmés, se blottit encore sous les chaudes couvertures de cette journée fériée, la dernière avant les Fêtes. Je prends à gauche sur Wellington Sud. On a visiblement fêté fort ici hier soir; il me faut enjamber une ou deux flaques rougeâtres, contourner quelques volées d’éclats de verre, ne pas respirer trop à fond cette odeur de vieil alcool qui colle au sol. Jean-Baptiste Corriveau, le narrateur du premier roman de l’écrivain que je m’en vais rencontrer dans un café de la Wellington Nord trouverait sans doute dans cette scène de désolation un prétexte à s’empourprer solide. Je l’imagine sans problème, l’antihéros de L’hostilité des chiens, vomir dans ses carnets la haine que lui procurerait la vue de ces trottoirs maculés, qu’il prendrait probablement pour les signes de notre décadence collective.

Olivier Demers et moi sommes à peu près les seuls dans la brûlerie, chacun notre exemplaire de son livre orange flash dans les mains. Prof de philo au Cégep de Sherbrooke, Demers a publié un recueil de poésie et mis à la corbeille plusieurs embryons de romans avant d’imaginer ce narrateur, dropout total, qui quittera tout ce qu’il a afin de retrouver une jeune fille disparue dont il s’éprendra après avoir aperçu sa photo sur une affiche dans le métro. Entre les accès de romantisme emporté que lui inspire cette punkette de banlieue, Corriveau crache son fiel sur tout ce qui croise son chemin, distillant une misanthropie irrécupérable mâtinée de misogynie et de xénophobie. Un jeune homme adorable, en somme.

C’est vraiment un livre unique que celui d’Olivier Demers, c’est ce que j’essaie de lui dire dans mon babil matinal, entre deux gorgées de café. Unique, parce que rares sont les écrivains capables d’assumer un narrateur aussi antipathique tout en résistant à l’envie d’excuser son comportement. Le roman québécois contemporain a beau être peuplé de trentenaires en crise, peu d’entre eux se sont enfoncés aussi profondément que Corriveau dans l’enfer de la haine de soi, diffractée en haine de l’autre. «J’aime les personnages dont on ne sait pas quoi exactement penser, qu’on ne peut ranger dans la catégorie des bons ou des méchants», m’explique Demers. Chaque fois qu’il dit «j’ai essayé de faire ceci avec mon livre», il ajoute «je ne sais pas si c’est réussi».

C’est assez réussi, franchement. Il y a bien certaines lourdeurs de style, mais ce parti pris pour l’ambiguïté a quelque chose d’indéniablement couillu, auquel je crois me souvenir avoir levé ma tasse de café dans la brûlerie déserte. «Quand ça “shire”, quand tu décolles dans tes envolées lyriques, c’est pas mal bon», que j’ai dit très laconiquement à Demers. Le chroniqueur ensommeillé n’est pas une bête très éloquente.

J’élaborerai peut-être plus ce week-end, si je rends visite à Olivier Demers au Salon du livre de l’Estrie. Il y signera des livres le 12 octobre de 19h à 20h et le 13 de 14h à 15h. Avec un peu de chance, je serai mieux réveillé.

L’hostilité des chiens, Éd. Triptyque, 2012, 182 p.