Grandes gueules

Réno-Dépôt: la nouvelle taverne

Savez-vous pourquoi nous déménageons? Parce qu’il le faut, parce qu’il y a un petit nouveau, parce que nous cherchons plus petit, plus grand, plus vert, plus calme… Mais ce n’est pas la vraie raison. La vraie raison, c’est parce que c’est un prétexte pour l’homme à aller jouer chez le quincaillier.
L’endroit est mixte, mais il semble que dans l’imaginaire masculin, le quincaillier rappelle le terrain de jeux et le magasin de jouets. Il a aussi remplacé le bordel, le bar de danseuses et la taverne par trop caduque. La quincaillerie est le dernier bastion de l’homme, son plus grand parc d’attractions, son château fort, son bout d’enfance où il peut s’étioler à loisir.
Au mot «déménagement», les comportements changent. L’homme et sa dulcinée deviennent d’un coup deux entités distinctes. Le quincaillier va les éloigner. Ils ne se retrouveront qu’après la tourmente, sur le canapé garanti cinq ans. Tandis que la femelle se perd dans des rêveries surnaturelles (du teck traité, du chrome tous azimuts, un jaune de Toscane), qu’elle compile frénétiquement les Metropolitan Home et les Côté Sud, bref, qu’elle se sent très proche de Martha; le mâle, lui, retourne en enfance.
On peut établir trois phases dans la fuite:

Avant
«Il faut que je fasse un tour chez Réno-Dépôt pour voir ce qu’il me manque.»
La trousse d’outils qui semble si volumineuse est en fait vide. L’homme est à l’étape de la liste: un nouveau marteau, une perceuse, ah! oui, je n’ai plus d’échelle. Et le samedi, sans crier gare, il file comme un voleur vers 8 h en criant dans l’escalier: «Je reviens dans une heure!» Deux heures et demie après, il réapparaît les bras lourds de sacs. Il semble comblé, heureux dans la contemplation de son butin. «J’ai trouvé exactement la mèche qui manquait, dis…» Le phénomène d’accumulation se répète durant deux ou trois samedis, avec le même entrain. Il revient comme le pêcheur, la besace pleine.
La femme s’en fout, elle rêvasse.

pendant
«J’en ai pour cinq minutes, je cours chez Réno-Dépôt, faut changer le beam.»
La femme garde le fort. Au milieu des cartons, elle ne voit pas les cuisses de taureau du déménageur, mais se demande si un salon rouge sang, comme la bibliothèque de Diane Von Furstenberg, est une si bonne idée que ça. Et puis elle réalise qu’elle n’arrête pas de bouger, de transporter ces horribles boîtes. Mais qu’est-ce qu’il fout? «J’ai trouvé du polyfilla chamois, il était en spécial.» Hilare. Ça lui a pris deux heures.
Le déménagement amorcé, l’homme et la femme sont dans l’oil du cyclone durant deux ou trois jours – plus, s’il y a progéniture. Durant la tempête, l’homme fera peut-être trois ou quatre allers-retours chez Réno.
La fatigue, couplée au plaisir toujours renouvelé de l’homme, a raison de la santé mentale féminine. «Tu peux pas t’arrêter deux minutes, non?» Stoppé dans son élan, l’homme est décontenancé. On a découvert son stratagème, il ne pourra plus jamais aller en paix dans son royaume… C’est la fin d’une époque, il passe donc rapidement à la phase trois.

Après
«J’ai trouvé la lampe que tu veux chez Réno, on y va?»
Avec une certaine appréhension et une satisfaction de six ans et demi, il conduit la femme aux portes du paradis. On se rend compte alors des différences de comportement: une fois la porte coulissante passée, l’homme prend une moue assurée et s’avance face aux allées. Il sort sa liste chiffonnée et, mine de rien, essaye de harponner un sbire en tunique. A-t-il besoin d’orientation? Que non! Il veut s’assurer de son choix.
«Les escabeaux métalliques, c’est bien dans l’allée 21? La dernière fois, vous n’aviez pas de dimmers blancs, vous devez les avoir reçus!» Et il avance, confiant, au milieu d’une allée qui sent le propre, l’ammoniaque et la sciure de bois. Remarquez la démarche chaloupée. Le John Wayne de la bricole. On est au Far West pour rire. C’est à celui qui sortira sa sableuse le premier…
Face aux asticots en orange, son rire devient plus sonore et il se met à parler un langage inconnu. Il se plante, ravi, devant une lampe en faux cuivre repoussant. «Ce serait bien dans l’escalier, non?» La femme, bêtement accrochée aux appliques Garouste et Bonnetti vues dans un appartement de Hong-Kong, ne répond rien et tourne les talons. Ils sortiront avec un énorme chariot impossible à manouvrer, après avoir stagné à la caisse la plus lente, pour donner à manger au coffre de la voiture. Le fossé est grand: elle ne veut plus de «pratique», il croyait que c’était du «style». Elle ne veut pas jouer dans son western, il boude. Il retournera seul chez Réno-Dépôt.

Dans sa nouvelle cuisine (80 % quincaillerie, 18 % souvenirs et 2 % Elle-Déco), elle l’imagine debout, au milieu des stores verticaux pastel et des kilomètres de bols de toilette, jouant de la gâchette avec son nouveau tournevis électrique sans fil. Qu’y faire? Ne dérangeons pas les enfants qui jouent…

P.-S.: Toute ressemblance avec des personnages existants est tout à fait consciente de ma part. Et nous avons une jolie maison, mon chéri.