Une promenade au cimetière des éléphants
Hors champ

Une promenade au cimetière des éléphants

Vous ai-je déjà parlé de ma politique éditoriale? Elle est exemplaire par son minimalisme.

En effet, la rédaction en chef de Voir n'exige de moi ni journalisme, ni critique. On me demande uniquement de rester dans les parages du livre – et encore, on a eu la délicatesse de ne me le demander qu'une seule fois.

Cet unique critère ayant été énoncé, on me laisse une totale liberté – si bien que je crains d'avoir, à l'occasion, abusé de la bonté dont on fait preuve à mon égard. J'ai commis quelques chroniques où le livre sortait de ses gonds. On le retrouvait dans les endroits les plus inusités. J'ai subverti ses formes et fonctions. Qui aime bien outrage bien, dit-on.

Mais si on peut me reprocher d'avoir parfois erré, on ne peut pas m'accuser d'avoir parlé de la première chose qui me traversait l'esprit.

J'ai consacré d'innombrables heures à chercher des sujets. J'ai fouillé partout, sans snobisme. J'ai écumé ma bibliothèque et celles de mes contemporains. J'ai enquêté dans la rue et dans le métro. J'ai envoyé les plus singulières requêtes dans Wikipédia ou Google. J'ai improvisé des sondages, j'ai interrogé des étudiants, j'ai appelé ma sociologue préférée à la rescousse. J'ai fouillé dans les ordures.

J'ai même, je le jure, passé quelques après-midi à éplucher les microfilms, aux archives de la BAnQ. (Détail amusant, j'y ai croisé Louis Hamelin, qui finissait la documentation de La constellation du Lynx. C'est pas avec Google que ça se produirait.)

J'ai cherché tant de sujets qu'il m'en reste un surplus: celui des "sujets pas encore traités" et que, je le réalise aujourd'hui, jamais je ne traiterai. Je garde tout un dossier de ces protosujets et autres fragments de chroniques.

Pourtant, toutes ces idées n'étaient pas forcément mauvaises. Plusieurs m'attirent toujours. Mais voilà un mystérieux phénomène: une idée vous allèche, vous mitraillez quelques paragraphes, parfois même un brouillon de 600 mots. La chronique semble, pour ainsi dire, bouclée. Or, à l'heure de vous asseoir au clavier pour donner au texte sa forme définitive, toute l'affaire se ratatine comme l'un des tristement légendaires soufflés au fromage de Gaston Lagaffe.

Tenez, je vous avais mitonné un ambitieux dossier sur l'évolution de la couverture journalistique du livre en 1969, 1979, 1989 et 1999. Je n'en avais tiré aucune conclusion lumineuse, mis à part sur Victor-Lévy Beaulieu. Il n'est pas exclu que je vous en reparle, un de ces quatre.

J'avais également préparé un texte sur les mouvements littéraires. Je me rappelle avoir éprouvé un certain plaisir à inventorier l'ego-futurisme, la néo-avant-garde, l'anarchisme mystique et le conceptisme, sans oublier l'École de Brive et la Nouvelle École de Brive, le Mouvement Jindyworobak et toutes ces générations qui brillèrent en 27, 30, 36, 63 ou 98, qu'elles fussent perdues, post-désenchantement ou simplement sur le crack.

Malheureusement, l'amusement de l'inventaire initial s'est peu à peu mué en migraine et déprime.

Je me souviens d'avoir ébauché une périlleuse chronique sur le bateau de Théseus, le nationalisme et la transformation de la culture québécoise – mais j'ai décidé de passer mon tour.

Une autre chronique avortée portait sur Yogi Berra, Woody Allen et Paul Valéry, et sur l'insondable difficulté de déterminer la source exacte d'une citation sur le Web. De cette chronique, je ne conserve que le titre: "Les paratonnerres à citations".

De temps à autre, j'ai élaboré des expériences neurocomiques auxquelles je me serais courageusement livré afin de vous en faire le rapport. Je m'étais notamment promis de ne consulter aucun dictionnaire en ligne durant toute l'année 2009, et de n'utiliser que mon vieux Robert 1 en papier. (Je frémis rien que d'y penser.)

J'ai écrit toute une chronique sur les bibliothèques mobiles. Saviez-vous qu'il existe un bibliobus à Montréal? Mis en service en 1966, il dessert aujourd'hui neuf secteurs défavorisés, situés à trop grande distance des bibliothèques publiques.

J'ai longtemps incubé une chronique sur la maladie et l'alitement comme déclencheurs de carrières littéraires. Hélas, je n'ai jamais pu élargir mon bassin d'exemples au-delà de Roger Lemelin (accident de ski) et Victor-Lévy Beaulieu (poliomyélite).

Je m'étais promis de parler des archives de la NASA et de Ron Popeil, de hockey, de la radio AM, de Spirou, du DPP et de météo, et même de poésie – mais tout cela se retrouvera désormais empilé avec le reste: dans le cimetière des éléphants.