Hors champ

Oser Asimov

Je hume un léger parfum de révolution dans la Vieille Capitale.

Vous connaissez le festival Québec en toutes lettres? Peut-être pas. Ils n’ont que deux éditions sous la ceinture, nous sommes loin de l’embonpoint. La première édition avait été consacrée à Jorge Luis Borges. Cette année, c’était Réjean Ducharme.

Un écrivain aveugle, l’autre invisible: j’espère que c’était volontaire.

Quoi qu’il en soit, ces deux monstres sacrés étaient très… Comment dire? Classiques. Littéraires. Les qualifier de convenus serait excessif, mais on pourrait sans doute parler d’auteurs qui convenaient. Il est vrai qu’on n’inaugure pas un festival littéraire sous les auspices d’Antoine Gérin-Lajoie.

C’est donc avec un certain étonnement que j’ai appris que l’édition 2012 serait consacrée à Isaac Asimov.

Vous dire mon bonheur! J’ai eu l’impression de vivre des retrouvailles: à 17 ans, j’ai fait une véritable boulimie d’Asimov. La science-fiction a la réputation de n’être bonne que pour les adolescents, attardés ou non. Si c’est vrai, alors tant mieux pour les adolescents: on ressort de la science-fiction un peu moins con qu’avant, le regard un peu plus vaste.

Mais je me réjouis surtout de voir Asimov au programme du festival parce que, contrairement à Borges et Ducharme, il n’a pas une réputation très littéraire. Au contraire, Asimov incarne à merveille cette époque bénie où les auteurs américains parvenaient à vivre en publiant dans les revues. Kurt Vonnegut affirmait d’ailleurs avoir financé l’écriture de ses romans en écrivant pour Playboy et Esquire.

C’était l’époque mythique de la pulpe. Les auteurs écrivaient comme des Vickers: pas toujours juste, mais quelle vitesse! Quelle productivité! Un seul coup d’œil à l’imposante bibliographie d’Asimov donne le vertige. (Faut dire que le bonhomme n’était porté ni sur le sport, ni sur la philatélie. Ça aide.) Son œuvre ratisse large: société et civilisation, technologie, exploration spatiale, culture extraterrestre, métaphysique, théologie, psychologie – et, bien sûr, robotique (un mot qu’il a d’ailleurs inventé).

Asimov représente aussi, hélas, la tradition des bouquins de science-fiction traduits en toute hâte, au style mal équarri. Mais peu importe la qualité de la traduction, quel sens de la narration, quelles idées!

Pour ceux qui l’ignorent, Asimov a révolutionné l’imaginaire de la robotique en postulant ses trois légendaires Lois de la robotique, au début des années 40. Ces lois visaient, plus ou moins consciemment, à désamorcer le vieux réflexe frankensteinien qui régnait (et règne encore) dans la littérature et le cinéma de science-fiction. Vous connaissez le topo: les humains inventent une technologie qui, fatalement, se retourne contre eux et les anéantit.

Grâce à ses trois lois, qui codifient astucieusement le comportement des robots à l’égard des humains, Asimov a court-circuité le syndrome de Frankenstein. Il s’est ensuite amusé à explorer la manière dont ces lois pouvaient devenir ambiguës ou contradictoires selon les circonstances. Le résultat s’apparente davantage à Conan Doyle qu’à Mary Shelley.

La recette s’est avérée si riche en possibilités, en fait, qu’Asimov l’a exploitée pendant des décennies. Mieux encore, elle a échappé à son créateur. De nombreux auteurs l’ont reprise, si bien que les lois de la robotique sont devenues un dispositif narratif classique en science-fiction.

On vante beaucoup la notion de style, mais les auteurs littéraires dépendent tout autant des procédés – et parvenir à créer un procédé d’une telle vigueur est admirable. Cela transcende, je crois, tout ce qu’on pourrait dire sur Isaac Asimov.

Québec en #toutes lettres fait preuve d’une audace intéressante en mettant le docteur Asimov au programme, et je les applaudis. J’ai très hâte de voir ce qu’ils vont nous mitonner.

À ce propos, le comité organisateur sera en appel à projets jusqu’au 13 janvier. Voilà matière à méditer entre deux bouchées de cipâte. On trouvera les détails sur www.quebecentouteslettres.com.