Les campagnes électorales sont aux idées ce que les goulets d’étranglement sont à la matière: des dizaines de problématiques et dossiers chauds qui préoccupent les citoyens, elles ne laissent passer que deux ou trois éléments. Non seulement celle qui attend les Québécois ne fera pas exception, mais elle devrait céder à cette logique plus que toute autre campagne de l’histoire récente.
Santé, corruption, places en garderie, nomination des juges: on en parlera bien peu en comparaison de l’enjeu que vous savez et de qui-c’est-qui-a-tapé-sur-des-casseroles…
Après la chasse aux sorcières, bienvenue à la chasse aux cuisinières.
Lueur d’espoir: un livre paraît juste à temps pour nous rappeler l’importance de l’enjeu environnemental, qui, malgré tout le branlebas entourant le gaz de schiste, malgré le retentissant succès de la manifestation du 22 avril dernier, sera sans doute quasi évacué lui aussi. Dans Le Québec en miettes, le naturaliste et brillant vulgarisateur Michel Lebœuf montre à quel point, à l’aube d’un Plan Nord plus affairiste que soucieux de développement durable, notre manière d’exploiter nos ressources est un tissu de fausses bonnes idées.
L’auteur, par ailleurs rédacteur en chef du magazine Nature sauvage, critique en outre la fragmentation, technique d’exploitation forestière qui consiste à préserver des îlots de nature à travers des zones de coupes. Stratégie à courte vue, selon lui: «Jamais une petite parcelle de nature originelle, isolée dans un paysage artificiel dominé par l’humain, ne pourra prétendre être représentative de ce qui se trouvait là auparavant. Quand on isole un petit bois alors que s’y trouvait jadis une vaste forêt, un vortex s’amorce en son sein: une spirale d’événements s’enclenche. Ce petit bois auparavant si riche se transforme en un ersatz de nature, un avatar non fonctionnel, une bizarrerie inclassable où de nouveaux êtres, colonisateurs et opportunistes, en côtoient d’autres, surpris et dépassés par les événements.»
Plus loin, Lebœuf nous sert une fiction, amusante dans la forme et grave sur le fond, qui anticipe les querelles agitant l’Assemblée nationale en 2032, alors que gouvernement et opposition se renvoient la balle quant à la responsabilité des uns et des autres dans la disparition de certaines espèces. Fiction, vraiment?
Un petit livre fouillé mais accessible, à la fois inquiet et porteur de solutions, et qui a pour exergue, ça ne gâche rien, cette très belle phrase d’Oscar Wilde: «Si la vie réelle est un chaos, en revanche une terrible logique gouverne l’imagination.»
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Il n’y a pas que sur le terrain de l’environnement que le Québec est sujet à la fragmentation. Dans Coulées, Mahigan Lepage revisite son enfance et son adolescence à travers trois récits, chacun correspondant à un territoire indissociable de son identité.
Patapédia, Outaouais, Bas-Saint-Laurent. Trois plaques tectoniques de sa mémoire dont les couleurs et les figures se transforment au fil du temps, pour se cristalliser dans un texte – l’ensemble est coiffé de l’appellation «roman» – tout à la fois chant au pays, à son histoire et sa géologie, et canevas d’une mythologie personnelle.
Enfant de la Gaspésie, où ses parents vivent leur retour à la terre, Mahigan («loup» chez les Cris) grandit dans une atmosphère de bohème et de communion avec la nature, qu’il ranime aujourd’hui par l’écriture, avant de refaire le parcours qui l’a mené d’est en ouest, puis d’ouest en est, franchissant ces coulées qui séparent les plateaux gaspésiens. Et qui, vous vous en doutez, symbolisent les entre-deux de l’existence.
Vous ne connaissez pas encore Mahigan Lepage? C’était aussi mon cas il y a trois jours. N’attendez plus: sa langue est à la fois précise et ample, disciplinée quand il le faut, sauvage le plus souvent, et puis il y a partout entre les lignes ce qu’on aime du Québec, ses reliefs, ses odeurs, ses feuillages. Tout ce qu’on voudrait léguer à ceux qui vont suivre.
Coulées: le genre de bouquin qui se glisse bien dans le sac à dos, tiens.
Parlant de sac à dos, je mets cette chronique en veilleuse, le temps d’aller user mes semelles sur quelque route d’ici ou d’Europe. On se retrouve au bout du chemin.