Ondes de choc

Fight the Power

Décidément, je ne comprends pas les policiers montréalais.

Prenez la manif du 1er mai à Westmount, par exemple. Les militants anarchistes n’avaient pas fait deux pas que déjà, les flics les encerclaient au milieu du chemin Belvédère. Quelques minutes plus tard, la force constabulaire fouillait, menottait et arrêtait cent quarante-cinq personnes – surtout des jeunes, qui se contentaient de scander des slogans contre "le capitalisme, l’État et le patriarcat".

La même journée, à Vancouver, des centaines d’anarchistes canadiens se sont donné rendez-vous dans le centre de la ville.

Ils n’avaient pas de permis de manifester. Ils ont bloqué la circulation. Ils ont marché et dansé dans la rue pendant trois heures.

Or, les policiers – pour la plupart à vélo, Côte-Ouest oblige – n’ont effectué que deux arrestations: un manifestant qui transportait des balles de peinture et un autre qui brandissait ce qui semblait être une arme offensive.

Pourquoi les flics de Vancouver ont-ils regardé passivement le défilé plutôt que de foncer dans le tas, comme leurs confrères montréalais? "On préfère encadrer les manifestants au lieu d’essayer de les arrêter", a expliqué un porte-parole de la police à un journaliste du Globe and Mail. En d’autres mots: ça ne sert à rien de jeter de l’huile sur le feu. L’important est de s’assurer que l’incendie ne se propage pas.

Sage décision.

Ici, malheureusement, notre directeur de police ne pousse pas la réflexion aussi loin. Il sort son boyau dès qu’il voit une braise – donnant ainsi raison aux anarchistes qui répètent à qui veut les entendre que nous vivons dans une société répressive. "Arrête de dire que je suis violent sinon je vais te crisser une volée!"

Bref, au lieu de calmer les passions, les flics de Montréal les attisent. Avec le résultat que les manifs se multiplient, et que leurs organisateurs gagnent chaque fois en crédibilité.

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Bizarre, quand même, cette nouvelle vague de protestations qui a pris naissance à Seattle.

Dans les années 60-70, les gens qui manifestaient dans la rue partageaient une vision commune. Ils faisaient partie d’un groupe cohérent et relativement homogène sur le plan idéologique. Maintenant, les manifestations ressemblent à des souks. À Washington, par exemple, on trouvait des écolos, des syndicalistes, des artistes, des communistes, même des milices d’extrême droite! Une anarchiste était déguisée en cheerleader; des manifestants brandissaient des marionnettes géantes; des lesbiennes à la poitrine dénudée portaient des masques à gaz, des représentants des grosses centrales syndicales corporatistes côtoyaient des étudiants sans le sou… On aurait dit l’Infonie de Raoul Duguay. Des milliers de musiciens qui jamment chacun dans son coin, sans s’écouter.

Un gros bordel cacophonique.

Ce n’est plus la masse qui fait un. C’est un rassemblement disparate d’individus, chacun avec tambour et trompette.

En fait, la gauche (ou ce qu’on pourrait appeler la "nouvelle gauche") suit le nouveau courant économique.

Que veulent les entreprises? Être laissées à elles-mêmes; ne plus être soumises à des diktats venus d’en haut; être libres de faire ce qu’elles veulent; davantage de flexibilité, de souplesse, de marge de manoeuvre. "La meilleure façon de servir la collectivité est de laisser chaque entreprise poursuivre ses propres intérêts."

Que veulent les acteurs de la "nouvelle gauche"? Même chose: davantage d’autonomie; ne plus se fondre dans un discours globalisant (le marxisme dogmatique des années 70); moins de règles rigides, plus de place pour l’invention. "La meilleure façon de servir la collectivité est de laisser chaque groupe défendre ses propres intérêts."

Ils l’ignorent peut-être eux-mêmes, mais les nouveaux anarchistes ressemblent aux jeunes entrepreneurs. Ils partagent la même méfiance vis-à-vis des grosses structures, de l’État, du pouvoir.

À quoi pensent les entrepreneurs? À faire de l’argent. Faire de l’argent pour faire de l’argent. À quoi pensent les anarchistes? À manifester. Manifester pour manifester. Ont-ils un programme? Pas vraiment. Ils savent contre quoi ils luttent (l’ordre, la hiérarchie), mais n’ont pas idée du genre de société qu’ils voudraient construire. Ils nagent en pleine utopie. Ce sont des hippies révoltés (ou des punks euphoriques, ce qui revient au même).

Vous lisez des revues anarchistes, comme Z Magazine? On y trouve beaucoup de conseils pratiques (comment organiser une bonne manif, par exemple), mais très peu de textes théoriques ou idéologiques. C’est le règne du How To. Idem pour les nouveaux guides d’affaires. On vous dit comment gérer votre personnel ou faire fructifier vos placements, mais on ne discute jamais de la finalité de tout ça.

Bref, dans un cas comme dans l’autre: ce n’est pas la destination qui est importante, mais le voyage.

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