Ondes de choc

La gauche peut-elle aimer le caviar?

Les pirates du septième art qui veulent voir les plus récentes sorties cinématographiques sans débourser un sou ont eu droit à toute une aubaine, la semaine dernière. En effet, le site Internet Moorewatch.com, un webzine conservateur dont la mission est de "débusquer les nombreux mensonges véhiculés par Michael Moore", leur permettait de télécharger gratuitement une version pirate du documentaire Fahrenheit 9/11.

Pourquoi un site pro-Bush permettrait-il aux internautes de visionner le célèbre brûlot anti-Bush dans le confort de leur foyer? Pour des raisons idéologiques. "Comme ça, on va savoir si Michael Moore est sincère, ont dit les opérateurs du site. S’il nous poursuit, c’est parce que c’est l’argent qui l’intéresse, pas la cause." Bref, si le réalisateur de Roger & Me et de Bowling For Columbine décide d’avoir recours aux tribunaux pour défendre ses droits d’auteur, c’est qu’il est un capitaliste qui cherche à grossir son portefeuille, pas un militant qui a les intérêts de ses concitoyens à cœur.

L’argument est stupide. Mais il est aussi représentatif du rapport complètement tordu qu’entretient la gauche avec le succès.

Dès qu’un militant de gauche fait un peu d’argent, paf! il perd sa crédibilité et devient un vendu. Les militants devraient vivre comme Mère Teresa, dans la pauvreté absolue, un fichu sur la tête et les deux pieds dans la boue. Ils devraient se déplacer en vélo (usagé si possible), habiter un trois et demie dans un quartier défavorisé et manger des sandwichs au baloney. Si vous êtes un militant de gauche et que vous avez eu la malchance de grandir au sein d’une famille aisée, vous devez faire amende honorable, montrer patte blanche et vous départir de tous vos biens, comme le faisait saint François d’Assise dans le célèbre nanar de Franco Zeffirelli, François et le chemin du soleil.

Bref, il en va de la gauche comme de la religion catholique. Sans misère, point de salut. "Les derniers seront les premiers", "Heureux les gueux, le Royaume des cieux est à eux", etc.

Mais où est-il écrit qu’il faut être pauvre pour défendre les pauvres? Faut-il être noir pour défendre les Noirs, ou handicapé pour défendre les handicapés?

Michael Moore a fait un max de fric avec ses livres et ses films. Il est multimillionnaire et habite un luxueux penthouse dans Upper West Side, un des quartiers les plus chic de New York. Il envoie même sa fille dans une école privée. So what? Tant mieux pour lui! Il n’a pas volé son argent, à ce que je sache, il n’a pas pillé les économies d’humbles travailleurs, comme les bonzes d’Enron, ni effectué un délit d’initié, comme Martha Stewart! Pourquoi devrait-il avoir honte?

Marx n’a pas dit que tout le monde devrait être pauvre. Il a dit que tout le monde devrait avoir des chances égales, et qu’aucun travailleur ne devrait être exploité.

Que l’on traite Moore de menteur, va. Que l’on dise qu’il déforme les faits, pas de problème: c’est le propre du pamphlet de soulever le débat et d’attiser les passions. Mais qu’on juge l’homme sur la base de son compte en banque relève de la mauvaise foi la plus crasse.

Oui, Moore fraie maintenant avec les riches et célèbres. Mais cela ne l’a pas empêché de prononcer le discours politique le plus virulent de l’histoire des Oscars ("Shame on you, Mr. President!"), lors d’une cérémonie diffusée en direct devant un nombre record de téléspectateurs. Il aurait très bien pu faire comme tout le monde, remercier poliment son agent, et continuer de siroter son champagne en coulisses, à côté de Steven Spielberg. Mais non: il est allé au bout de ses convictions. On peut bien penser ce qu’on veut de Moore, avouons que ça prenait des couilles en or pour agir de la sorte.

Je ne sais pas pourquoi la gauche craint à ce point l’argent et le succès. Mais une chose est sûre: ce n’est pas en fuyant les clubs privés que les militants anti-Bush vont faire avancer leurs idées auprès de l’élite. Au contraire: c’est en les infiltrant.

Le scandale, ce n’est pas qu’un gars comme Michael Moore habite Upper West Side. C’est qu’il n’y ait pas suffisamment de gars comme lui dans le quartier.