Prise de tête

La justice fiscale pour les nuls

La levée de boucliers pour défendre les mieux nantis contre la hausse rétrospective des impôts annoncée est vraiment impressionnante: autant que l’a été l’appui, souvent par les mêmes personnes, à la substantielle hausse des droits de scolarité.

On peut évidemment être d’accord ou non avec cette hausse des impôts; on peut avoir de très bonnes raisons de déplorer qu’elle soit rétroactive. Mais nous avons le devoir de nous prononcer sur la question en toute connaissance de cause et pour de bonnes raisons.

À cet égard, la quantité de confusions et de faussetés qui a circulé est troublante.

Pour commencer, on ne hausse pas, comme on l’a souvent dit ou écrit, les impôts des gens qui ont un revenu de 130k et plus: on hausse ceux des gens qui ont 130k et plus de revenu imposable. Ce n’est absolument pas la même chose et on peut fort bien avoir moins de 130k de revenu imposable en ayant 180k de revenu.

Ensuite, notre impôt est progressif: cela veut dire que le revenu imposable supérieur à 130k sera imposé selon le palier d’imposition nouvellement créé. Dans les faits, il n’est donc imposé qu’à 4% de plus qu’auparavant. On est ainsi à des années-lumière de l’apocalypse annoncée par les discours catastrophistes des pleureuses attitrées.

Ce principe de progressivité de l’impôt est crucial, car il incarne une vision de la justice sociale et de l’égalité des chances. Selon cet idéal, c’est parce que ceux et celles qui ont de gros revenus reçoivent plus de la collectivité qu’ils doivent rendre plus.

De plus, les revenus sont pensés comme ayant une utilité marginale qui diminue quand ils croissent: le premier k est nécessaire pour survivre; le millième, moins indispensable et on peut donc l’imposer plus, pour le redistribuer au nom de l’idéal que l’on poursuit.

Autre chose importante et qui fait que je me désole de bien des arguments avancés dans la conversation que nous avons collectivement sur ce sujet. Réfléchir à cette question de l’impôt suppose en effet qu’on le fasse en prenant position à partir de cet idéal de justice: on peut l’approuver ou le refuser, certes, mais il faut argumenter en se référant à ce qu’on défend.

Cela est fondamental pour toute discussion sur ce sujet et signifie qu’on ne peut se positionner en considérant uniquement l’effet qu’aura sur soi une mesure donnée. Cela signifie que le seul fait que, disons, vous allez payer plus d’impôt et que cela vous déplaît ne peut être l’entièreté de votre position. Vous devez la justifier en référence à une conception de la justice et du bien commun, et de l’effet qu’a sur ceux-ci ce qui est proposé.

Cela exige une gymnastique intellectuelle, un décentrement très particulier: cela demande en fait de penser comme un citoyen.

De ce point de vue, les arguments avancés par les adversaires de la hausse sont parfois désolants. C’est l’appel à la peur, par exemple: on menace de quitter le Québec; ou le mensonge et la semi-vérité: voir plus haut.

Mais l’expérience des dernières années incite à sérieusement mettre en doute tout le cadre conceptuel dans lequel on présente cette question depuis des décennies et les arguments les plus plausibles qu’on a invoqués.

Depuis 30 ans, on a en effet aboli de nombreux paliers d’imposition et donc rendu l’impôt moins progressif – dans les années soixante, le croiriez-vous, le dernier palier dans les démocraties libérales, y compris aux États-Unis, pouvait aller jusqu’à 80%, voire plus!

Or, on doit constater qu’on nous a trompés: ces réductions d’impôt pour les plus riches ne se sont pas soldées par les massifs investissements promis (indice: il y aurait en ce moment entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux!!!), n’ont pas amené une réduction et encore moins l’abolition de la dette ou du déficit, ni une réduction des inégalités par la magie de l’effet de ruissellement (trickle-down).

Une dernière chose. Penser la fiscalité du point de vue de la justice sociale invite à poser sérieusement la question de l’origine et de la valeur de ladite «richesse» taxée pour être redistribuée. On se doit de le faire: ce peut être instructif. Considérez, par exemple, d’une part un fiscaliste dont le travail consiste à trouver des paradis fiscaux pour ses riches clients, de l’autre un éboueur. Le premier fait un travail qui a de bonnes chances d’être socialement nuisible et dont il s’enrichit avant de se plaindre des maigres impôts qu’il doit payer; le deuxième fait une tâche difficile et socialement utile et ne reçoit que des miettes en retour pour les impôts qu’il paie.

Non, décidément, il y a quelque chose de pourri au royaume de l’impôt. C’est le milliardaire Warren Buffett qui a parfaitement résumé la situation: «Il y a bien une guerre des classes, dit-il, mais c’est ma classe sociale, celle des riches, qui la mène. Et elle la gagne.»