Prise de tête

Quelques enseignements de l’affaire des paradis fiscaux

Je présumerai que tout le monde a entendu parler de cette remarquable enquête journalistique sur les paradis fiscaux et sait, en gros, ce qu’on y apprend.

Voici quelques enseignements que je suggère d’en tirer.

1. Il faut se réjouir de ce patient et minutieux travail journalistique d’enquête sur un objet aussi fondamental que l’impôt: la chose est trop rare.

2. On soupçonnait et, pour certains de leurs aspects, on connaissait, depuis longtemps déjà, les pratiques qui ont été mises au jour, et on savait qu’elles privent les sociétés de véritables fortunes. Le mérite de cette enquête est surtout de confirmer tout cela, de le mettre à l’ordre du jour et d’interdire aux autorités politiques certaines de leurs habituelles stratégies de déni.

3. Tout ce qu’on sait par cette enquête n’est cependant, selon toute vraisemblance, que la pointe de l’iceberg d’un phénomène majeur de l’économie mondiale. Cette conclusion me semble fondée pour deux raisons. La première est que l’enquête n’a porté que sur quelques paradis fiscaux; la deuxième est que, par définition, ce dont il s’agit est précisément conçu et soigneusement planifié pour être caché, et donc difficile à mettre au jour.

4. Ce que ces paradis fiscaux nous apprennent, une fois de plus – mais il semble que trop de gens ne le reconnaissent toujours pas –, c’est que notre système économique et nos régimes politiques fonctionnent, en effet, pour redistribuer la richesse: mais c’est pour la redistribuer de bas en haut qu’ils sont conçus.

5. Un tel système ne peut exister que par la complicité active tant du monde politique que d’un nombre sans doute non négligeable de professionnels (des avocats, des comptables, des fiscalistes, etc.) avec les prédateurs. Leur objectif commun, si on veut le formuler de manière généreuse, est de trouver des moyens de contrevenir à l’esprit de la loi en jouant pour cela toutes les cartes nécessaires pour en contourner la lettre. Ceci est présumé être accompli en toute légalité, ce que signale l’orwellienne distinction entre fraude fiscale et évasion fiscale. De tels actes n’en demeurent cependant pas moins, dans presque tous les cas, profondément illégitimes, antisociaux et immoraux.

6. Pour en juger, encore faut-il avoir une conception de la nature et des fonctions de l’impôt. Il y en a en effet quelques-unes, qui s’opposent. Or, toute politique fiscale repose fondamentalement sur une conception de la nature de la société et de la justice sociale, dont émerge, justement, une philosophie de l’impôt. En fait, il n’est pas exagéré de soutenir: «Dis-moi ce que tu penses de l’impôt et je te dirai à quelle famille éthique et politique tu appartiens.» La philosophie de l’impôt qu’on nous chante trop souvent, et au nom de quoi, parfois, on justifie même l’évasion fiscale, rapporte tout à l’individu, comme s’il existait, souverain, à l’écart et indépendamment de la société à laquelle il ne devrait rien – quand celle-ci n’est pas présumée inexistante, foi de Miss Maggie; et cette philosophie de l’impôt tient pour acquis que l’ordre social est globalement juste et que rien ou si peu ne peut ou ne doit être fait au nom de l’égalité des chances et de la justice. Cette conception, factuellement fausse et éthiquement indéfendable, a cependant pour elle d’être fort utile aux Maîtres.

7. Dans nos sociétés coexistent deux systèmes de droit et deux systèmes de normes éthiques. Et c’est ainsi que même si la violence dans les rues de Montréal, depuis un an, c’est La Guerre des boutons à côté de la guerre, systémique et littéralement meurtrière et «sociéticide», que mènent les entreprises et les riches qui échappent à l’impôt, on nous invite à n’avoir d’yeux que pour la première – ou son équivalent, selon les circonstances. De même, l’évasion fiscale est immensément plus importante que la fraude, à laquelle il est supposément impérieux de s’attaquer – en même temps qu’aux chômeurs et aux assistés sociaux, qui sont, c’est du moins ce qu’on nous invite à penser, d’irrécupérables parasites et de véritables dangers publics.

8. Ce qui implique qu’en un sens un tant soit peu substantiel de ce concept, nous ne vivons plus en démocratie, si du moins cela signifie, comme le suggère John Dewey, une vie associative et délibérative de gens qui ont de nombreux intérêts en partage, qui se croisent, qui échangent et qui cherchent ensemble des solutions à leurs problèmes communs. Les sociétés occidentales ressemblent de plus en plus, au contraire, à des ploutocraties.

9. Il faut saluer les journalistes ayant mené à bien ce travail. Mais cela ne doit pas nous cacher le fait que, le plus souvent, nos grands médias, qui sont la propriété d’entreprises et de personnes très riches, tendent à donner une vision du monde conforme à leurs intérêts. Et parce que tant que les lions n’écriront pas leur histoire, les récits de chasse glorifieront les chasseurs, on doit redouter que rien ne soit fait et que cette affaire de paradis fiscaux en rejoigne d’innombrables autres dans le grand trou noir de l’oubli.

10. D’autant que, le politique se dissolvant dans l’économique et la gouvernance, les gens sont de plus en plus isolés les uns des autres et sont dépendants, entre autres par endettement, du système qui les asservit.

11. Mais rien de ce qui se produit dans nos sociétés n’est naturel ou inexorable et d’autres, avant nous, ont surmonté des obstacles plus terribles encore.

12. Il y a bien eu, après tout, un 13 juillet 1789…

Tentés d’agir? Pour en savoir plus et s’impliquer: Échec aux paradis fiscaux (echecparadisfiscaux.ca)