Pour commencer, je vous propose un petit jeu, à faire entre amis.
On demande de poursuivre la série suivante: [2, 4, 6, 8, …] par le nombre de son choix. Le meneur de jeu répondra oui ou non, selon que le nombre annoncé est, ou n’est pas, conforme à la règle de la série, que vous devez trouver. La première personne qui identifie cette règle a gagné.
Je reviendrai sur ce jeu plus bas. D’ici là, voici deux passionnantes et véridiques histoires.
La première se déroule aux États-Unis, en 1974. Au restaurant avec deux influents hommes politiques, un économiste leur explique qu’il y a une intéressante relation entre le niveau de taxation des revenus qu’un gouvernement pratique et ses propres revenus.
Si le gouvernement taxe ces revenus à 100%, explique-t-il, il ne recevra aucun revenu, puisque personne ne voudra, par exemple, travailler pour un salaire et que tout le monde se mettra à pratiquer le troc. De même, si le gouvernement taxe ces revenus à 0%, il ne recevra aucun revenu.
Il y a donc un compromis à faire entre revenu et taux d’imposition. Une conclusion de tout ceci que certains trouveront inattendue, dit notre économiste, est qu’une augmentation du taux d’imposition des revenus peut conduire à une… diminution des revenus du gouvernement, les gens choisissant de travailler moins ou utilisant toutes sortes d’échappatoires, comme les paradis fiscaux.
Pour se faire comprendre, l’économiste prend une serviette de table en papier et dessine une jolie courbe en cloche. En x, les revenus du gouvernement; en y, les taux d’imposition. Il faut soigneusement choisir son taux d’imposition sur cette courbe, explique-t-il; or, ce taux est chez nous beaucoup trop élevé, conclut l’économiste.
Son nom? Arthur B. Laffer.
Sa courbe, qui porte son nom, est devenue célébrissime et est une pièce maîtresse de l’argumentaire de cette économie de l’offre qui sera bientôt adoptée par Reagan et Thatcher, puis un peu partout, mutatis mutandis. On devait de la sorte éliminer le déficit, juguler l’inflation, obtenir le plein emploi, relancer l’économie.
Rien de tout cela ne s’est produit. Ni sous Reagan, ni sous Bush. Nulle part.
Le raisonnement de Laffer vaut en théorie. Mais dans le monde réel, il ne vaut qu’à condition d’ignorer énormément de variables politiques, sociales, historiques, culturelles, qui font qu’un nombre extraordinairement élevé de points peuvent représenter le compromis, réel ou optimal, entre taxes et revenu gouvernemental.
En ce sens, il n’est pas tout à fait faux de dire que, contre l’évidence, par aveuglement idéologique, plusieurs personnes, qui élaborent nos politiques publiques, ont suivi un schéma trompeur dessiné sur une serviette de table.
Ma deuxième histoire s’est déroulée ces derniers jours et fait énormément de vagues chez les économistes.
Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, économistes réputés, sont les auteurs d’une influente étude qui, pour faire court, affirme que dès lors que le ratio de la dette par rapport au PIB dépasse les 90%, les conséquences sont désastreuses sur l’économie d’un pays. Cette étude, qui a fait interpréter une présumée corrélation comme une relation causale, a grandement inspiré les politiques d’austérité actuellement poursuivies dans de nombreux pays (Espagne, Grèce, etc.), avec les terribles conséquences humaines et sociales que l’on peut constater.
Or, la conclusion de Reinhart et Rogoff repose, semble-t-il, sur des erreurs méthodologiques graves. Ils auraient ainsi ignoré des exemples de pays ayant connu, durant certaines périodes, un énorme endettement et une forte croissance; utilisé des méthodes douteuses de pondération des résultats des pays; et aussi commis une bourde sur une page de tableur Excel (sic!) par laquelle étaient exclues certaines données qui contredisent leur thèse.
Mais ce qui est surtout frappant, cette fois encore, c’est que les faits connus sur l’endettement et la croissance économique ne permettaient pas de tirer les conclusions de nos deux économistes, lesquelles ont malgré tout été au fondement des politiques publiques que l’on sait.
Comment expliquer que des idées aussi simplistes, puis discréditées, que celles de Laffer et de Reinhart et Rogoff aient pu avoir l’influence qu’elles ont eue?
Il n’y a pas de réponse unique ou simple à cette question. L’hégémonie de l’économie en est une. Notre oubli du politique et du fait qu’il lui revient, à lui et non à l’économie, de déterminer des fins en est une autre.
Mais en voici une autre encore.
Revenons à mon petit jeu du début. La plupart des gens énoncent à titre d’essai, l’un après l’autre, des nombres pairs. Chaque fois, le meneur de jeu répond: «Oui, cela confirme la règle.» Confiant, le joueur annonce donc que cette règle est: «Le prochain nombre est le nombre précédent, plus 2.»
Ce n’est pas le cas, explique le meneur de jeu.
Et le joueur est alors très embêté. La règle, pas si facile à trouver, est que le prochain nombre doit être plus grand que le précédent. Après 6, par exemple, 7, 9,511, 2133 ou 6669 sont de bonnes réponses. On a du mal à trouver la règle si on se concentre sur ce qui confirme notre hypothèse chérie et qu’on néglige tout le reste – c’est ce que les psychologues appellent un biais de confirmation.
Je soupçonne que c’est un peu ce qui s’est passé chez bien des personnes avec les thèses de Laffer ou de Reinhart et Rogoff: elles trouvaient dans ces idées, voyaient exclusivement et maintenaient contre l’évidence (sans rien dire de la souffrance qu’elles engendrent) ce qui confirmait leur vision du monde.
Il se trouve que cette vision du monde est aussi celle des Maîtres, celle du milieu dont typiquement ces personnes proviennent et qu’elles fréquentent.
Scott Adams, auteur des strips Dilbert, a eu cette la prémonition sur les erreurs Excel: http://dilbert.com/strips/comic/2009-05-22/. Notons qu’à la suite d’audits effectués en Europe, le European Spreadsheet Risks Interest Group a découvert que 90% des tableurs contenaient de sérieuses erreurs de calcul: http://www.eusprig.org/basic-research.htm. L’utilisation d’Excel pour effectuer des calculs économiques complexes, puis guider d’importantes politiques publiques, est un manque de sérieux dont on a amplement raison de s’inquiéter.
Il s’agit de fait d’un exemple parfait de biais de confirmation. En fait, il est tellement parfait que je dois nuancer une affirmamation de ce texte.
«Cette étude, qui a fait interpréter une présumée corrélation comme une relation causale, a grandement inspiré les politiques d’austérité»
En fait, cette étude n’a pas du tout inspiré les politiques d’austérité. C’est encore pire, elle a servi de caution morale, de vernis scientifique, à ceux qui voulaient de toute façon imposer ce genre de mesures.
Bien avant la sortie de cette étude, on a eu droit aux poncifs de circonstance, par exemple que l’État doit se serrer la ceinture quand les citoyens le font (tandis que c’est l’inverse, l’État doit prendre le relai quand les consommateurs ne dépensent plus), qu’il faut faire des sacrifices après avoir trop dépensé (tandis que bien des pays actuellement les plus mal pris, notamment l’Espagne et l’Irlande, avaient une dettes très faibles), etc.
Pour le reste, bravo pour ce billet!
Très bel article monsieur Baillargeon! Félicitations!
» Il se trouve que cette vision est aussi celle des Maîtres… »
Oui, tout-à-fait!, la raison réelle pourquoi ces hypothèses économiques se sont imposées, surtout depuis 1979, est qu’elles supportaient les intérêts de l’ordre établi. Voilà tout.
En 1979, Thatcher et Reagan ( juste après), se sont servis du contexte de STAGFLATION qui avait cours à la fin des années 70, pour imposer les hypothèses néo-libérales de Hayek, et de la société du Mont-Pèlerin ( 1947).
Pourtant, d’autres avenues de réflexion et de sorties de crise étaient possible…
Par exemple, il eut été possible de dire qu’une partie des raisons de l’inflation se trouvaient du côté politique ( crises du pétrole) ou même du côté des conglomérats qui réduisaient la concurrence et dictaient les prix…bref…
D’autres avenues eurent été possible à ce moment-là, mais non, Paul Volcker ( secrétaire du trésor, U.S.A) reçu le mandat de briser l’inflation en créant une crise économique de toute pièce en haussant drastiquement les taux d’intérêts!!!
Normal que René Lévesque et surtout Jacques Pariseau n’aient pas vu venir la crise..elle fut créé artificiellement pour mater l’inflation!! Avec les conséquences politiques désastreuses que le Parti Québécois dût essuyer par la suite! Ils durent donc payer pour des choses dont ils n’étaient pas responsable.
Triste.
Raphaël Erkoréka,
Débardeur,
Port de montréal.
Excellent exemple, effectivement, du biais de confirmation, exemple qui démontre principalement, en résumé, les 2 points suivants:
1) Une incapacité à tenir compte de l’ordre de la complexité, de l’ensemble des variables ou du moins des plus influentes inhérentes au problème donné et ceci en situation réelle.
2) La facilité avec laquelle de tels résultats sont « acceptés » et font office de justification à des décisions et des actions lourdes de conséquences sans que « personne » en position de pouvoir ne s’objecte.
Cela me rappelle une citation d’Einstein qui disait en 1939: « Notre monde est menacé par une crise dont l’ampleur semble échapper à ceux qui ont le pouvoir de prendre de grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La puissance déchaînée de l’homme a tout changé, sauf nos modes de pensées et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l’humanité veut vivre. Détourner cette menace est le problème le plus urgent de notre temps.»
@Darwin: aie… le choix du mot: inspiré n’était en effet pas très … inspiré. Critique légitime et bien reçue.Merci.
@ Simon: belle citation, qui tombe juste, hélas…
Content que vous partagiez mon analyse. D’ailleurs vous l’aviez dit fort correctement dans le cas de la courbe de Laffer «Sa courbe, qui porte son nom, est devenue célébrissime et est une pièce maîtresse de l’argumentaire de cette économie de l’offre»
Voilà! Reagan n’a pas attendu Laffer pour vouloir réduire les impôts, mais s’est servi de sa courbe pour justifier ses politiques!
Ce biais de confirmation me rapelle l’argument de la vénérable anthropologue Mary Douglas qui soulignait que les théories économiques reposent sur l’exploitation de notions de sens commun : elles se posent comme des rationalités du désir, de la satisfaction, du risque et de la sécurité. Des notions qui appellent l’émotion pour provoquer l’adhésion…a des mesures souhaitables !
À l’ère de l’atome et d’Einstein, la plupart des gens pensent encore le monde selon l’imagerie de l’ère de Newton. Dont les électeurs. Trente pour cent de la population du Québec est analphabète. Alors…
Le présent américain Hoover a appliqué des mesures d’austérité et a relancé un deuxième creux de la Crise.
Mais Harper ne laissera jamais les faits se mettre dans le chemin d’une «bonne» idéologie. Surtout pas des formules mathématiques. Et il utilise notre argent pour nous endoctriner. Plus le chômage est élevé et plus les salaires sont bas et plus la population est docile… surtout avec des hypothèques dans les six chiffres.
Einstein disait justement que la folie, c’était faire la même chose en espérant un résultat différent.
Merci M. Baillargeon pour ces succulentes informations. «Comment expliquer que des idées aussi simplistes (…) Il n’y a pas de réponse unique ou simple à cette question. »
Les idées simplistes ou la simplification bête de problèmes complexes cheminent rapidement dans les esprits surexcités. On pourrait appeler ça du populisme. Ne trouvez-vous pas que le populisme gagne de plus en plus en popularité….?
Excellent biais encore une fois. Le thème ici me semble le manque de rigueur dans les modèles statistiques et le danger de la facilité, soit « tomber dans le panneau des mauvaises interprétations et applications qui peuvent en découler ». Comme si on tenait à prouver une idée AVANT d’en vérifier la méthodologie et les conséquences….
@Normand & @Line
Je reviens sur la question du taux d’analphabétisme. Ça me préoccupe. Les chiffres sont-ils précis, où les prenez-vous svp ? Définition de l’analphabétisme selon ces chiffres ? Avez-vous déjà fait un article là-dessus ? Ça serait une suggestion. D’où l’incontournable nécessité de l’ÉDUCATION !
Monsieur Hume,
Si vous voulez en savoir plus, allez directement sur le site de l’Association pour l’alphabétisation (Québec) :
http://www.fondationalphabetisation.org/adultes/analphabetisme_alphabetisation/
Ma doyenne a signé ce texte:http://www.ledevoir.com/societe/education/330964/journee-internationale-de-l-alphabetisation-l-analphabetisme-cree-l-obligation-d-agir
@Normand
Obligation d’agir assurément ! Merci.
Notons seulement en passant qu’en rapport aux biais, l’études des différents biais cognitifs nous en apprend bcp sur nos comportements. Daniel Khaneman et Gilbert sont très intéressants à ce sujet…
La maîtrise de la langue ou plutôt sa non maîtrise est certainement l’élément déclencheur d’une série de troubles et pas des négligeables. Le langage se trouve être l’un des premiers apprentissages sinon le premier si l’on exclu les processus liés à l’homéostasie. Il est la base de tous les autres apprentissages, une nécessité afin d’espérer mémoriser adéquatement, comprendre et manipuler concepts et idées.
Hélas, nul besoin ici d’exprimer la faiblesse ambiante à ce niveau…tel que mentionné déjà, on en revient à la nécessité d’une réelle éducation. Je ne vois pas comment nous y arriverons partis tel que nous le sommes. Ce n’est pas en pensant réinventer la roue et en créant des sous classes de diplômes afin de montrer des stats faussement embellies qu’on y arrivera. Il n’y a pas de recette magique, comme tout apprentissage, il faut inculquer la compréhension de la nécessité de la langue bien comprise et faire travailler puis répéter, pratiquer afin d’améliorer les compétences.
Personnellement, je pense que la réalité est pire encore que ce que les données disponibles nous indiquent…
Ah, j’aimerais signaler que contrairement aux idées reçues, un enfant peut apprendre très tôt, si tôt que 3 ans à bien parler, lire et compter. On croit à tort qu’avant l’entrée à l’école, il ne faut pas amener l’enfant vers la connaissance de peur de le forcer, de le « brûler » etc.
L’on sait maintenant que des enfants peuvent être avides de connaissances et de lecture très très tôt et si ce besoin n’est pas entendu, il en résulte une répression du désir de l’enfant à connaître et explorer le monde qui l’entoure, répression qui peut être extrêmement dommageable toute la vie durant.
Sans forcer l’enfant, il faut être très à l’écoute et savoir que l’expression « les enfants sont comme des éponges » est non seulement vrai mais capitale dans le développement de ceux-ci…si l’on dit que l’homme est une mémoire qui agit, ses capacités de mémorisation se développent très rapidement et doivent être utilisées à temps et à bon escient…parce que tout est une question de qu’est ce qu’on leur fout dans le crâne…
Si on ignore l’habituel « c’est plus complexe que cela vous savez », j’ai tout de même trouvé cette analyse pertinente. Elle serait par ailleurs tout aussi pertinente pour décrire le biais de confirmation qui pollue le discours actuel sur les changements climatiques. Tiens, je vous propose un jeu : relisez ce texte avec la question climatique en tête. Je vous donne un indice : « La courbe de Mann ».
Bonne chronique. L’interprétation est intéressante et la critique mesurée. Cela mérite d’être souligné.
Merci, cher collègue. Venant de vous, ça me touche …
Merci à tous pour les références. Cet PM, j’ai reçu trois professeurs d’éducation travaillant dans différentes commissions scolaires (CSMarguerite-Bourgeois, CSM(csdm), CSDPatriotes) en entrevue. Elles m’ont toutes confirmés vos chiffres. Mon intérêt se situait sur la définition et l’étendue de l’analphabétisme.
Ceci dit, et pour en revenir au sujet de l’économie, Paul Veyne du Collège de France avait un mot juste concernant les économistes : des idéologues. Je le partage.
La plupart des politiciens ont compris l’efficacité d’un discours populiste. Bien des gens aiment que cela soit simple et reflète leurs quotidien. L’une des affirmations les plus fausses est la gestion des finances d’un état ce gère comme les finances d’un ménage. L’image est simple (et accrocheur) pour l’ensemble des gens…
Krugman affirmait ceci récemment:
« Les familles gagnent ce qu’elles peuvent, et dépensent autant que ce qui leur semble prudent ; les opportunités de dépenser et de gagner de l’argent sont deux choses bien distinctes. Dans l’économie au sens large, par contre, les revenus et les dépenses sont interdépendants. Ce que je dépense représente votre revenu et vos dépenses représentent mes revenus. Si nous sabrons tous deux dans les dépenses au même moment, nos deux revenus vont en pâtir également.
…l’économie ne fonctionne pas comme celle d’une famille. »
Merci de ce beau commentaire. la comparaison économie des ménages/ économie globale est un pernicieuse fausse analogie. Poussée parfois jusqu’à celle du bon père de famille (sic).
La courbe de Laffer on la voit en action en ce moment en Europe, notamment en France.
On la voit aussi en action aux USA, les gens immigrents massivements des États qui taxent beaucoup vers ceux qui taxent peu.
Nier la courbe de Laffer c’est comme nier la théorie de l’évolution de Darwin.
D’ailleurs qui ici pensent vraiment qu’un taux de taxation de 100% serait sans conséqeunce sur les revenus du gouvernement. Un courageux veut lever la main???
Après la mise à jour de Reinhart et Rogoff, voici les résultats:
Dette à moins de 30% du PIB: 4.2% de croissance
Dette à 30-60% du PIB: 3.1% de croissance
Dette à 60-90% du PIB: 3.2% de croissance
Dette à 90% et plus du PIB: 2.2% de croissance
Des valeurs presque identique à celle des médianes publiées par Reinhart et Rogoff (car dans leur papier on insistait sur les médianes, pas les moyennes).
On peut voir une différence énorme de 91% entre la croissance économique des pays peu endettés (moins de 30% du PIB) et des pays très endettés (plus de 90% du PIB). Mais surtout, cette étude démontre clairement que le keynésianisme cesse de fonctionner pour les pays qui ont un endettement public supérieur à 30% de leur PIB. Lorsque l’on franchit ce cap, la croissance stagne ou diminue.