Prise de tête

Pauvres, crevez!

Le 22 août dernier, au Brunei, a été donné le coup d’envoi du 19e cycle des négociations dans le cadre de l’accord de partenariat transpacifique (PTP).

Si vous ne connaissez pas l’existence de cet accord, rassurez-vous: vous n’êtes pas un cas exceptionnel. Disons simplement que les négociations de cet accord de «libre-échange» étaient menées depuis quelques années déjà quand le Canada s’y est joint, en 2012. Les pays impliqués sont l’Australie, le Brunei Darussalam, le Canada, le Chili, les États-Unis, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam.

Le fait que le grand public connaisse si peu l’existence de ce projet d’accord est très inquiétant. Pire encore, il ignore aussi ce dont on discute dans ces négociations.

Car si on peut assez facilement découvrir que ce projet est sur la table et que des discussions ont lieu, son contenu, lui, est largement tenu secret.

Bien sûr, et par définition, les compagnies et les gouvernements impliqués dans ces négociations sont au courant de ce qui s’y discute et des demandes qui y sont présentées: rien de tout cela n’est donc un secret pour eux. Mais c’est au public, aux populations des pays concernés, à ceux et à celles qui seront selon toute vraisemblance très touchés par ce qui y sera décidé, que le secret est soigneusement gardé.

Cela, il faut bien le dire, reflète la très singulière conception de la démocratie qui prévaut chez les élites. Si on se fie à certaines expériences antérieures en matière de pareils traités, cette conception de la démocratie signifie qu’une fois les ententes conclues, on confiera à des firmes de relations publiques et à des politiciens le soin de convaincre l’ignorante populace que tout cela est pour son bien, puis, si c’est possible sinon on s’en passera, de l’approuver, avant de retourner jouer ce rôle de spectateur qui lui est dévolu dans une démocratie telle que la conçoivent les Maîtres.

Il est donc difficile de parler avec quelque assurance des sujets discutés à la table du PTP. Mais certaines informations filtrent et elles sont préoccupantes. En voici un exemple.

Médecins sans frontières et quelques autres organismes attirent en effet depuis quelques semaines l’attention sur le fait que, selon les informations disponibles, le PTP contiendra des mesures destinées à prolonger substantiellement les brevets sur les médicaments. Ces mesures retarderont énormément l’accès à des médicaments génériques, qui coûtent infiniment moins cher.

Considérez le cas du sida. Médecins sans frontières dit soigner 285 000 personnes atteintes du VIH/sida dans 21 pays du monde dans le cadre de projets sur la maladie. Or ils les traitent, pour l’essentiel, avec des médicaments génériques fabriqués en Asie. Le coût du traitement, grâce à ces médicaments abordables, a baissé de 99%! On devine ce que le PTP peut signifier pour les personnes atteintes du VIH: rien de bon.

Médecins sans frontières, qui a en outre abondamment recours à des médicaments génériques pour une foule d’autres traitements, décrit le PTP comme «l’entente commerciale la plus dommageable de toute l’histoire en matière d’accès aux médicaments».

Ce qui m’amène à suggérer qu’outre celui de démocratie, c’est le concept économique de libre marché lui-même qui est honteusement perverti dans de telles ententes.

Il faut d’abord avoir un sacré culot pour parler de libre marché ou de libre-échange pour décrire ces ententes protectionnistes conçues en secret pour servir les intérêts de ceux qui les concluent et contenant nombre de mesures qui leur permettent d’échapper à la concurrence et donc au marché. Derrière le masque de la rhétorique, facile à arracher, on voit facilement le véritable visage de ces ententes et de leur but, qui est de redistribuer la richesse… de la masse aux élites. Elles cherchent aussi à assurer que ces élites auront toutes les garanties et toute la protection dont elles ont ou auront éventuellement besoin.

Le PTP, on peut le craindre, est essentiellement une nouvelle arme du vaste arsenal conçu pour la défense et la promotion des intérêts économiques et politiques des élites qui dominent la société civile et l’État. Et nous sommes désormais à ce point pénétrés à l’idée que tout ou presque peut être, sans scrupules, soumis à ce soi-disant marché, que nous ne nous scandalisons même plus de la terrible inversion par laquelle, pour le dire vite, ce n’est plus le marché qui est soumis au politique, mais le politique qui est soumis au marché.

Mais c’est aussi sur un plan moral que cet appel au (libre) marché est contestable — pour cette raison aussi, il aurait scandalisé nombre de penseurs du libéralisme économique classique.

Comme eux, il me semble en effet inacceptable que la santé — et en certains cas la vie — de millions de personnes puisse être jugée de moindre importance que la prorogation de brevets de quelques compagnies. Et je pense que la majorité des gens en pensent exactement la même chose.

Vous l’aurez compris: c’est précisément cela qui, en partie, explique le secret gardé autour de négociations comme celles qui sont en cours pour conclure l’accord de partenariat transpacifique.

Une source pour en savoir plus, une pétition à signer.