Théologie Médiatique

Le Voir interdit de distribution sur les plaines d’Abraham (Mise à jour)

Le quotidien d’un média indépendant n’est jamais un long fleuve tranquille. Tous les jours, nous devons dialoguer – voire négocier – avec des attachés de presse, des responsables des communications, des directions du marketing pour divers organismes et des agences publicitaires. À Voir, nous ne nous en cachons même pas, nous faisons partie d’un écosystème tissé serré et nous acceptons avec fierté d’être le porte-voix médiatique de ceux qui ont quelque chose à dire – et à vendre – dans tous les domaines culturels. C’est le lot d’un média indépendant gratuit où convergent une multitude d’intervenants indépendants qui investissent leurs rares dollars en publicité afin de résister – oui, le mot est lourd de sens – au bulldozer qui menace «la rue principale», pour reprendre les mots du poète.

Dans la vaste majorité des cas, les choses se passent très bien et chacun y trouve son compte. Certains nous font part de leurs insatisfactions, d’autres nous félicitent. Toujours est-il qu’il est rarissime que des insatisfaits retirent carrément toutes leurs billes de leur budget publicitaire à la suite d’une mauvaise critique ou d’une divergence de points de vue. Le cas échéant, nous nous disons la plupart du temps que chacun est libre de dépenser son argent comme il le veut. On en prend bonne note, et ainsi vogue la chaloupe d’un média indépendant culturel gratuit. C’est la vie.

Or cette semaine, une vague particulièrement inquiétante a frappé de plein fouet notre humble embarcation. Nous en faisons rarement mention publiquement, mais cette histoire doit être racontée, car elle dépasse de loin les simples aléas du marché publicitaire.

Dimanche dernier, après la publication de nouveaux règlements en vigueur sur les plaines d’Abraham, notre chroniqueuse Catherine Genest signait un billet de blogue pour le moins caustique, dans lequel elle tournait au ridicule certains passages limitant notamment la longueur des laisses pour les chiens et le droit de pratiquer un sport où bon nous semble dans ce qui demeure un parc. «En gros, on n’a plus le droit de vivre sur les plaines d’Abraham», s’exclamait-elle.

Bref, un billet de blogue teinté d’ironie et d’indignation comme on en a vu des milliers, à propos d’à peu près tous les règlements du monde dans tous les lieux publics de la planète. Et comme ça arrive assez souvent, le téléphone a sonné, et au bout du fil il y avait une directrice des communications d’assez mauvaise humeur.

En effet, à la suite de la publication de ce billet signé par Catherine Genest, Madame Joanne Laurin, directrice des communications et de la production culturelle et patrimoniale de la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN), a jugé bon de joindre mes collègues des ventes afin de mettre un terme à nos relations et, c’est ce qui est le plus important, d’exiger que nous cessions la distribution de Voir, je cite: «sur notre territoire: Maison de la découverte des plaines d’Abraham, pavillon près du kiosque Edwin-Bélanger et tout autre endroit où le livreur en mettait habituellement» (c’est moi qui souligne).

Comme je le racontais plus haut, c’est le genre de réactions auxquelles on s’attend, et un commerçant ou un producteur peut bien à tout moment décider de couper tous les liens avec notre publication. C’est la dure loi du libre marché.

Il y a cependant ici une différence majeure qu’il faut de toute première instance souligner. Madame Joanne Laurin ne travaille pas pour «sa» compagnie et n’est d’aucune manière propriétaire des lieux qu’elle administre comme elle le laisse entendre en parlant de «leur territoire». Les lieux qu’elle représente font partie du domaine public. Tous les citoyens – ce qui inclut évidemment les citoyens qui travaillent pour Communications Voir – participent à son financement. Autrement dit, ces lieux appartiennent à tout le monde.

En exigeant que nous cessions immédiatement la distribution de notre publication bimensuelle sur le territoire de la CCBN, Madame Laurin va ainsi beaucoup plus loin que de mettre un terme à une entente publicitaire: elle déclare ni plus ni moins qu’une publication, qui ose remettre en question les règlements concernant l’administration et les décisions politiques qui concernent cette place publique, peut se voire interdite de diffusion. Ce n’est pas rien.

Que dirions-nous si, après avoir lu une chronique lui étant défavorable ou remettant en question tel ou tel règlement municipal, un maire interdisait la publication d’un journal dans les rues de sa ville?

Ce serait un scandale.

C’est pourtant exactement ainsi que se comporte la CCBN à notre endroit par l’entremise de sa directrice des communications.

Plus encore, et chacun le sait, le principal objectif éditorial de Voir est de mettre en valeur la vie culturelle québécoise et, plus précisément dans ce cas, les efforts des travailleurs culturels de la ville de Québec dans tous les domaines. En prenant la décision unilatérale de chasser notre publication de son territoire, la CCBN vient censurer au fond le travail des artistes, des artisans, des restaurateurs, des commerçants, bref, tous ceux qui forgent le visage culturel de la capitale et dont nous parlons depuis plus de 20 ans. Ce qu’on nous dit, au fond, c’est que ceux qui passeront par les plaines d’Abraham  – un lieu touristique de toute première importance – ne devront pas être informés du travail de tous ces citoyens, ils ne devront pas lire les articles que nous écrirons, ils ne devront pas regarder les publicités des commerces qui annonceront dans nos pages.

Pourquoi? Encore une fois, parce qu’une chroniqueuse a remis en question quelques points d’un règlement.

Ce qui ajoute à la gravité de cette histoire rocambolesque, c’est que cette décision a été prise en tout premier lieu sans aucune forme de négociation de bonne foi. Personne de la CCBN n’a joint la rédaction de Voir pour demander un droit de réplique ou une demande de correction. Seule une représentante commerciale a été jointe directement par Madame Joanne Laurin pour mettre fin à tous les liens nous concernant. Le billet de Catherine Genest a été publié le dimanche 22 juin en soirée. Le 26 juin à 10h18, notre représentante commerciale recevait un message exigeant l’arrêt de la distribution de Voir. Autrement dit, sans la moindre conversation avec la rédaction, il n’aura fallu que trois jours (deux en fait, puisque le 24 était un jour férié) pour que le couperet tombe. De toute évidence, c’était fort urgent!

Ces faits laissent croire que cette décision a été complètement improvisée, sur le coup de la frustration de voir un règlement tourné au ridicule. Or empêcher la distribution d’un média est une décision grave qui devrait exiger une sérieuse réflexion et une évaluation en profondeur des conséquences. Ce n’est pas le genre de décision qu’on prend à la légère, sur un coup de tête, pour la simple raison qu’on n’a pas aimé deux ou trois lignes d’un billet. Plus encore, le délai très court entre la publication du billet et la demande qui nous a été adressée laisse songeur. Est-ce dire qu’il suffit qu’une directrice des communications soit fâchée pour qu’une décision qui engage une instance politique comme la CCBN – qui relève du gouvernement du Canada – soit exécutée? Si tel est bien le cas, il y a de quoi s’interroger sur la santé démocratique de cet organisme.

Quoi qu’il en soit, à moins que la CCBN ne revienne sur sa décision d’interdire sur son territoire la distribution de Voir, une conclusion s’impose: notre média se voit maintenant censuré par une instance gouvernementale. Toute la communauté d’intérêts pour laquelle nous travaillons, artistes, producteurs et commerçants qui ont pignon sur rue dans la ville de Québec, devrait désormais se poser de sérieuses questions. Qu’elle en prenne bonne note: parce qu’une chroniqueuse a remis en question un règlement dans un billet de blogue, le média qui porte sa voix se trouve désormais interdit de distribution dans un des lieux touristiques les plus courus de la capitale.

Nous devrions tous être inquiets d’une telle décision complètement arbitraire de la part d’une instance politique.

Il va sans dire que nous attendons des explications des autorités qui administrent ce lieu public et que nous ferons tout ce qui est possible pour les obtenir.

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MISE À JOUR: Depuis la publication de cette chronique, Madame Joanne Laurin a pris contact avec la direction de Communication Voir pour se rétracter. Nous avons obtenu la confirmation officielle que la distribution de notre publication bi-mensuelle pourrait continuer d’avoir lieu sur le site des plaines d’Abraham.