Théologie Médiatique

Stephen Harper et les vraies valeurs québécoises: au pays des culs-de-jatte

Je reste convaincu que malgré l’image donnée par certains médias, certains de nos opposants, que les Québécois ne sont pas des gauchistes. Que de plus en plus de Québécois ne veulent pas de taxes et d’impôts, ne veulent pas des politiques qui favorisent les criminels, qui refusent de confronter les radicaux, euh, djihadistes à travers le monde. […] Et je pense qu’avec le temps, je suis de plus en plus convaincu que des gens vont reconnaître dans notre parti leurs valeurs. […] Je comprends très bien qu’il y en a beaucoup à Radio-Canada qui détestent ces valeurs. Mais je pense que ces valeurs sont les vraies valeurs des Québécois.

Ces propos de Stephen Harper, tels qu’on a pu les entendre cette semaine sur les ondes d’une station de radio de la capitale, ont fait couler beaucoup d’encre et autant de salive.

Évidemment, on y a vu une attaque frontale d’un premier ministre envers le diffuseur public et, plus spécifiquement, son service des nouvelles et de l’information. Il aurait pu nommer plusieurs médias qui n’épousent pas purement et simplement ses prétentions idéologiques. Sans parler de détestation pure et simple de telle ou telle valeur, le travail journalistique suppose qu’il y a des faits plus ou moins apparents – que les politiciens nous cachent, donc – qui méritent d’être portés au grand jour.

Essentiellement, le journalisme est une activité qui défie constamment le pouvoir politique. Ce n’est pas un hasard si le mot «transparence» est devenu un slogan pour les politiciens, une sorte d’argument de vente, comme si c’était une option sur les modèles de luxe. C’est que le modèle standard est opaque.

Nommer tout particulièrement Radio-Canada n’était pas un choix innocent. Il s’agit d’un service public. Laisser entendre que bien des gens qui y travaillent ne sont pas en phase avec les valeurs de Stephen Harper, ça n’étonnera personne. C’est sans doute rigoureusement vrai, comme ça l’a été pour d’autres premiers ministres.

En raison de sa mission essentielle, le diffuseur public est – et doit être – intrinsèquement en rupture avec le pouvoir. Qu’on parle de diffusion culturelle, d’enquête journalistique ou de mise en valeur des travaux scientifiques, il s’agit toujours d’ébranler les idées reçues, de remettre en question les certitudes idéologiques et même de s’en moquer lorsqu’on donne dans l’humour. Bref, la mission du diffuseur public, c’est tout l’inverse du spin politique.

On pourrait d’ailleurs le dire de plusieurs autres projets financés par les deniers publics. Ce doit aussi être vrai pour l’ONF, pour les artistes dans tous les domaines qui reçoivent des bourses du Conseil des arts du Canada, pour les cinéastes financés par Téléfilm et même pour un bon nombre de chercheurs et d’universitaires qui œuvrent dans des services publics.

Pour le plaisir, souvenons-nous un instant de Gary Goodyear, qui a été jugé assez compétent par le premier ministre Harper pour être nommé en 2008 ministre fédéral des Sciences et de la Technologie. Questionné à propos de la théorie de l’évolution par le Globe and Mail, il avait proposé la réponse suivante: «Je suis chrétien et je ne crois pas que ce soit approprié de me poser une question sur ma religion.» Plus tard, le même jour, il avait tenté de préciser sa pensée par cette autre perle: «Nous évoluons chaque jour, chaque décennie… L’intensité du Soleil, les espadrilles, les talons hauts… Nous évoluons face à notre environnement.»

Bon. Comprenez un peu que quiconque s’intéresse aux valeurs du gouvernement conservateur dans un contexte journalistique ou scientifique puisse au moins sourciller un peu, voire s’inquiéter. Non pas qu’il nous faille détester absolument ses valeurs, mais quand même, pouvons-nous au moins rapporter que nous sommes en face d’un joyeux drille censé administrer un ministère?

Toujours est-il que peu de commentateurs ont pris la peine de relever ce qui, pour Stephen Harper, mérite d’être érigé au rang des «vraies valeurs des Québécois».

Reprenons ses mots tels qu’il les a prononcés: pas de taxes et d’impôts, ne pas favoriser les criminels, confronter les radicaux.

Si nous décodons bien ses propos, en étant contre ces valeurs, les gauchistes (et Radio-Canada comme diffuseur public) souhaiteraient donc des taxes et des impôts, favoriser les criminels et ne pas confronter les radicaux. On aurait voulu peindre une mauvaise caricature qu’on n’aurait pas fait mieux.

Dans ces trois valeurs se trouvent résumés trois grands axes fondamentaux de la politique: l’économie et l’administration du bien public (taxes et impôts), les mécanismes judiciaires et le pouvoir législatif (les criminels), la politique étrangère et les forces armées (confronter les radicaux).

Par ces propos, Stephen Harper ne laisse pas entendre qu’il est simplement un droitier politique; il démontre qu’il est tout bonnement manchot.

On peut très bien être contre l’augmentation des taxes et des impôts – en tout cas pour les particuliers – tout en étant pour une distribution plus équitable de la richesse. Il est tout à fait possible de ne pas vouloir favoriser les criminels tout en croyant fermement à la réhabilitation. De même, on peut certainement vouloir confronter les radicaux tout en préservant les libertés fondamentales et sans nécessairement s’enfoncer dans une logique guerrière. Bref, en somme, on confond ici assez bêtement les intentions et les moyens.

Soyons justement heureux que des journalistes et des intellectuels puissent repérer cette logique d’apparence pour la dénoncer, surtout au sein d’un service public. Rendu à ce point, c’est presque une question de santé publique.

Mais bon, on sait que le premier ministre avait choisi l’émission radiophonique d’Éric Duhaime pour nous servir cette série de faux dilemmes. Il savait à qui il s’adressait. Au pays des culs-de-jatte, les manchots sont peut-être rois.