Milos Forman-Man on the Moon : Lune de fiel
Cinéma

Milos Forman-Man on the Moon : Lune de fiel

À travers la vie d’Andy Kaufman, «comique extrême» des années 70, MILOS FORMAN a dépeint un autre de ces excentriques révoltés qu’il affectionne. Un portrait inégal, mais fascinant, signé par un cinéaste majeur des 30 dernières années.

Comme beaucoup de gens, Milos Forman est fasciné par les génies, les fous et les personnages hors norme; contrairement à la plupart, il a su transformer cette fascination en une oeuvre qui a marqué son époque. Une oeuvre qui l’a mené d’Au feu les pompiers à Vol au-dessus d’un nid de coucous, de sa Tchécoslovaquie natale à son Amérique adoptive, et des louanges d’Amadeus à la controverse de Larry Flint. Bref, une oeuvre qui n’a jamais cessé d’explorer – sous différents régimes, à différentes époques et avec différents succès – la mince frontière qui sépare la société de ses exclus, le talent de son absence, et la démence du génie.

On comprend donc aisément que le cinéaste de 67 ans (qui nous parlait par téléphone, depuis New York, la semaine dernière) ait été «à la fois captivé, agacé et obsédé» par l’énigme que représentait Andy Kaufman, le comique inclassable, imprévisible et controversé, qui est aujourd’hui au centre de son nouveau film, l’inégal mais intéressant Man on the Moon, qui met en vedette Jim Carrey, Danny DeVito et Courtney Love.

Si le nom d’Andy Kaufman ne vous dit rien, ne vous en faites pas, vous n’êtes pas seul… Bien qu’il ait été rendu célèbre par sa participation à la sitcom Taxi (où il jouait Latka Gravas, un tendre hurluberlu lithuanien, à l’accent incompréhensible), Kaufman est moins passé à l’histoire pour cette série (qu’il détestait) que parce qu’il était un stand-up comic hors norme, aux numéros casse-gueule et imprévisibles. Le genre de comédien capable de regarder timidement une salle pendant deux minutes, sans rien dire, avant de se déchaîner dans une imitation furieuse d’Elvis Presley; de composer un personnage de crooner mafieux (l’odieux Tony Clifton) massacrant ses chansons et menaçant son public; ou encore de terminer un spectacle en amenant la foule du Radio City Music Hall prendre un verre de lait et un biscuit au coin de la rue! En somme, un drôle d’oiseau dont les «performances» surprenantes se situaient quelque part entre le stand-up, le canular juvénile, le théâtre d’intervention et la critique médiatique.

Sans limites

«Je l’ai vu une fois, à l’Improv, au début des années 70, explique Forman, dans un anglais teinté d’un fort accent tchèque. Au début de son numéro, il avait l’air si mal à l’aise et si gauche, qu’on avait envie de lui dire: "Arrête, tu n’es visiblement pas fait pour ça. Laisse-moi t’aider à te trouver un autre job…" Puis, au bout de cinq minutes, nous avons réalisé que ce n’était que le début de son numéro et qu’il nous avait bien eus. À la fin, nous étions tous en train de crouler de rire, par terre, sans savoir comment il s’y était pris. Et ça, ça m’a beaucoup intrigué.»

Pour Forman, le charisme particulier de Kaufman reposait sur plusieurs choses: «C’était lié à sa personnalité, à son physique, à son désir d’aller au-delà des limites. Mais c’était aussi lié à sa capacité de rester complètement à l’intérieur des rôles qu’il était en train de jouer. À 100 %. Il considérait l’ensemble du monde comme sa scène. Et cela, même dans sa vie privée… D’ailleurs, s’il y a une chose sur laquelle tous les gens qui l’ont connu s’entendent, c’est qu’il n’y avait pas de "véritable" Andy Kaufman; seulement une succession de personnalités différentes et imprévisibles.»

Le projet d’un film sur Kaufman a hanté Forman jusqu’au jour, en 1994, où il revit par hasard Danny De Vito (qu’il avait dirigé dans Vol au-dessus d’un nid de coucous, et qui fut l’une des covedettes de Taxi). DeVito s’enthousiasma alors pour le projet, décida de le produire et hérita même du rôle de George Shapiro (le gérant d’Andy Kaufman), pendant que les scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski, spécialistes du genre depuis Ed Wood et Larry Flint, tentaient d’accoucher d’un manuscrit couvrant les principaux événements de sa vie: les années de galère dans les clubs amateurs; le succès-surprise de Taxi (qui finit par desservir Kaufman, car le public des clubs s’attendait à le voir faire sur scène ce qu’il détestait faire à la télévision); l’épisode surréaliste où Kaufman se mit à jouer les lutteurs misogynes (il traversa les États-Unis à la recherche d’une femme capable de le battre dans le ring!); la relation «normale» qu’il finit par développer avec une des femmes (Courtney Love) qui osa l’affronter lors d’un de ces matchs surréalistes; et l’incrédulité de ses proches lorsque ce plaisantin notoire leur annonça qu’il était atteint d’une forme rare de cancer du poumon (alors qu’il n’avait jamais fumé!), qui finit effectivement par l’emporter, en 1984, à l’âge de 35 ans.

«Une des choses qui me touchaient beaucoup chez Andy, explique Forman, c’est qu’il n’a été vraiment aimé du public que lorsqu’il a joué Latka, dans Taxi. En fait, Andy n’était pas un comique très populaire. C’était plutôt un comique pour comiques. Parce qu’il ne cherchait pas vraiment à faire rire ou à plaire; il voulait seulement provoquer une réaction. En réalité, il ne craignait qu’une seule chose: que les gens s’endorment (rires). Alors, il lui importait peu que les gens rient, qu’ils huent, qu’ils applaudissent ou qu’ils lui lancent des oranges. Et c’est ce qui fait qu’Andy a été si particulier. Si j’entends n’importe quel comique raconter une histoire drôle, je peux la répéter et les gens vont rire. Mais personne ne peut reprendre les numéros d’Andy. Il était tout simplement inimitable.»

vrai ou faux?

Sachant cela, Forman s’est donc mis en quête d’un acteur qui ne se contenterait pas d’imiter Kaufman, mais qui parviendrait à en saisir l’essence. À sa grande surprise, il en trouva trois: Jim Carrey, Ed Norton (avec qui il avait déjà travaillé sur Larry Flint) et un parfait inconnu du nom de Craig Anthon. Comme Forman s’estimait également impressionné par les trois, il demanda aux dirigeants de la Universal de trancher, et se retrouva avec Carrey, le plus «commercial» mais aussi le plus imprévisible du lot. «Je n’ai pas l’impression d’avoir rencontré Jim pendant le tournage, parce qu’il arrivait chaque jour dans la peau du personnage qu’il devait jouer. S’il devait jouer Andy, il était Andy; s’il devait jouer Latka, il était Latka; et s’il devait jouer Tony Clifton – et là ça devenait vraiment pénible – , il était Tony Clifton.»

«Ça m’a pris quelques jours pour m’y habituer, confie le cinéaste en riant. Mais après un certain temps, j’ai commencé à prendre goût à ce petit jeu, même si certaines personnes dans l’équipe trouvaient ça un peu étrange.» De fait, Forman explique que cela convenait parfaitement à son désir de faire «un film sur Andy Kaufman, à la manière d’Andy Kaufman». D’où la multiplication de célébrités venues jouer leur propre rôle dans le film (comme le font les acteurs de Taxi, l’animateur David Letterman, le producteur Lorne Michaels et le lutteur Jerry Lawler); d’où aussi le mélange de vrai-faux, de trompe-l’oeil et de surprises qui forme l’esthétique visuelle et narrative du film. «Je voulais que mon film soit un peu comme ses numéros; qu’on ne sache pas ce qui est vrai ou non, ce qui fait partie du numéro ou non, si l’on fait nous-mêmes partie du numéro ou pas.»

Le problème, c’est que Kaufman était – de l’aveu même du réalisateur – «un comédien dont les numéros aliénaient une grande partie du public». Or, comment réussir à faire un grand film populaire (ce que Man on the Moon, avec sa vedette et son budget de 65 millions de dollars, tente visiblement d’être) tout en étant fidèle à la personnalité d’un comique qui prenait un malin plaisir à semer le malaise et l’inconfort? Le projet était assez risqué et le résultat, assez schizo: un film intéressant mais plutôt traditionnel, qui s’affadit en tentant de réconcilier le malaise distillé par un comique excentrique et les exigences traditionnelles d’un biopic hollywoodien; les contradictions d’une personnalité insaisissable et les règles classiques d’un scénario en trois actes; l’étrangeté, l’inconfort et l’incertitude générés par les numéros de Kaufman et la drôlerie, les grimaces et l’aspect sympathique des performances de Carrey. Bref, un film intéressant mais un peu trop straight, relativement réussi sans être un grand Forman, qui est à Amadeus ce qu’Andy Kaufman est à Mozart…

Est-ce à dire que l’Amérique actuelle n’intéresse Forman qu’à travers les rares personnages encore capables d’en révéler les contradictions? Et que le cinéaste qui la filmait jadis à travers ses collectivités (Hair, Ragtime) ne la filme plus qu’à travers ses excentriques (comme Larry Flint ou Andy Kaufman)? «Peut-être, répond Milos Forman, mais je n’en suis pas sûr. Pour tout vous dire, je me pose rarement ce genre de questions. Mais mon intérêt pour ces personnages vient peut-être de mon admiration pour la liberté américaine. Parce qu’il est pratiquement impossible de trouver des personnages de ce genre ailleurs dans le monde. Et comme je suis quelqu’un de trop lâche pour faire ce que ces personnages font, je me contente de faire des films sur eux. Pour le reste, je ne peux vous dire qu’une seule chose sur ces personnages et ce qu’ils font: Only in America!» Et il éclate de rire…

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