Les destinées sentimentales : Le temps retrouvé
Cinéma

Les destinées sentimentales : Le temps retrouvé

Avec un film-fleuve qui raconte un amour sans histoire, OLIVIER ASSAYAS a construit une oeuvre résolument moderne. Une oeuvre qui a du souffle et où les interprètes s’épanouissent. Un prototype majestueux.

Denys Arcand a souvent expliqué en entrevue qu’il ne faisait pas de films d’époque, car il lui semblait impossible de pouvoir reconstituer fidèlement la réalité passée. En effet, comment faire comprendre les loups qui entrent dans Paris au Moyen-Âge? Quels étaient les effets de la panique sur une société? Ou comment comprendre tout ce qui mena au nazisme? Difficile. Mais le cinéma, avec un pouvoir qui tient de l’impressionnisme, peut parfois faire naître une odeur, une couleur, une nuance que l’on n’a pas connus. Avec Les Destinées sentimentales, Olivier Assayas a joué les grands parfumeurs. Il a trouvé un effluve aussi rare qu’étonnant, celui d’un jus ancien composé avec des notes contemporaines: un film moderne dans sa forme, mais qui évoque la première moitié du XXe siècle avec autant d’exactitude possible.

Jean Barnery (Charles Berling) et Pauline (Emmanuelle Béart) se rencontrent à Barbazac, en Charente, durant l’été 1900. Elle a 20 ans, il est pasteur, marié à Nathalie (Isabelle Huppert) et père de famille. Le film s’ouvre sur la résignation de Jean, résolu à se séparer de sa femme. Malgré les pressions de la bonne société, malgré les soubresauts d’une entreprise à relever – la dynastie industrielle des Barnery, fabricants de porcelaine à Limoges -, et malgré la Grande Guerre; l’amour entre Jean et Pauline perdure, s’étoffe, et se joue du temps. Voici une histoire simple, un récit même platement romanesque, qui tient en quelques lignes. L’écrivain Jacques Chardonnes en a fait un livre riche et foisonnant, une saga amoureuse qui continue de plaire; mais Olivier Assayas, amoureux du bouquin, a fait un coup presque plus fumant, car plus difficile: non seulement il a dû habilement compresser cette brique de littérature, mais il a aussi dû imager la durée, et les époques qui se succèdent.

Voici donc un travail de titan qui glisse en trois heures, exposant le temps qui passe, et son effet sur l’amour conjugal. Parler du passé: la chose peut paraître banale tant le cinéma a souvent fait de bonds en arrière. Mais est-ce toujours réussi? On se souvient de la flamboyance du Guépard, cette faculté qu’a eue Visconti de nous amener dans un autre espace, impossible à vérifier, mais qu’on jurerait vrai. Pour un Guépard toutrefois, combien de Sissi ou d’Enfants du siècle? Tout à coup, en regardant cette scène de bal dans Les Destinées sentimentales, on retrouve cette impression de comprendre une époque, de sentir un moment précis pourtant jamais expérimenté. Durant l’été 1900, dans une maison bourgeoise, un bal a lieu. Une caméra à l’épaule se faufile entre les convives, glissant sur les musiciens, sur les danseurs et sur ceux qui font tapisserie; sur Emmanuelle Béart, qui a réussi a recomposer ce trouble que l’on dissimule à la vingtaine; sur Charles Berling qui ne sait trop quoi faire de son corps et de ses sentiments; et sur les toilettes qui virevoltent dans le flou. Mais ce ne sont pas des toilettes empesées qui sortent du département des costumes. Ici, la dentelle est un peu avachie, le vêtement semble porté, le maquillage est légèrement brillant, la joue est rougeaude et les lustres ne sont pas particulièrement éclatants. C’est plus petit, plus terne, plus provincial, et tout cela semble incroyablement juste. Et ainsi va le film, passant sur les époques avec une acuité parfaite, ajustant d’année en année les mille et un changements d’un milieu social. Baromètre de ces nuances, la porcelaine de Limoges subit le temps, et va vers l’épure, vers ce service céladon que chérit un Jean Barnery vieillissant, vers un raffinement que peu sauront reconnaître.

Or, servie avec les balises habituelles du film d’époque sur la grande bourgeoisie, toute cette reconstitution historique serait tombée à plat. Un film parmi tant d’autres. Assayas (Irma Vep, Fin août, début septembre) ne fait pas dans le cinéma de papa. Et là, il filme comme Jean et Pauline vivent: fougueux et vifs au début; blessés par la Première Guerre; puis ralentis par la décrépitude vers la fin de leur vie. La caméra suit les rythmes du corps. Et les blocs sont découpés comme le sont les souvenirs, en mettant l’accent sur les moments heureux (un amour encore secret en Suisse, un moment suspendu volé au travail, dans un fauteuil d’osier au jardin), ou en se forçant à oublier les plus durs instants (la guerre devient une immense ellipse, dont on voit les effets, dont une certaine rudesse chez Barnery). Avec une façon brusque de passer d’une période à une autre, avec cette manière de ne montrer que l’instantané (l’essentiel?) du souvenir et d’éviter les mises en situation conventionnelles, Assayas réussit à captiver mais aussi à renvoyer chacun à ses propres histoires. Il y a de la madeleine de Proust là-dedans… Il nous fait lire entre les lignes: une scène dans une cave à portos et on sent le poids du terroir; une scène d’enterrement chez les Barnery et on sent celui du pouvoir; des scènes dans les usines de porcelaine et… l’on comprend l’acharnement et le syndicalisme! Et toutes les scènes où Isabelle Huppert apparaît semblent glaciales, comme si son regard rendait le décor insupportable de froideur. Tout simplement géniale, elle touche ici au sommet de son art. Béart n’a jamais été aussi lumineuse et calme; et Berling est excellent, crédible jusqu’à la fin.

Mécanique cinématographique sophistiquée couplée à des acteurs top forme: se cache sous un titre tout doux le résumé chaotique, impressionniste et intelligent de ce que peut être une vie. Dire que ces trois heures passent vite serait superflu.

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