Dark Days – Marc Singer : Le Tunnel
Cinéma

Dark Days – Marc Singer : Le Tunnel

Succès-surprise, prix, éloges: MARC SINGER n’a pas encore digéré l’accueil fait à son film, un documentaire sur des sans-abri vivant dans un tunnel, sur des amis qui veulent s’en sortir. Des individus qui ne lâchent pas prise.

Tendre la main à quelqu’un par bienveillance ou par amitié, quelle différence cela fait-il? Pas grand-chose, a priori. Le geste est le même, et tout le monde est content. Seule l’intention change. Pourtant, quand l’amitié est là, on reconnaît sa chaleur euphorisante. Une électricité détectable au quart de tour, mais relativement difficile à traduire avec justesse au cinéma. Toutefois, quand elle perce l’écran, ça marche. Et c’est probablement ce qui explique le succès-surprise du film Dark Days, de Marc Singer.

Dark Days est un documentaire sur quelques sans-abri qui habitent sous New York, dans un tunnel ferroviaire appartenant à la compagnie Amtrak. Dans le noir et l’insalubrité, vivaient près de 200 individus en été et 75 en hiver. Ils s’étaient construit des baraques de tôle et de planches, installées à quelques mètres des rails. Certains étaient là depuis 25 ans. À la suite de bagarres et d’un accident mortel sur la voie ferrée, et dans la mouvance du grand nettoyage signé Giuliani, Amtrak a fait évacuer les indésirables en 1997. Mais Marc Singer a eu le temps de s’attarder sur quelques-uns de ces sous-urbains. Il l’a si bien fait qu’il croule sous les éloges depuis qu’il a récolté le prestigieux Prix du public au Festival de Sundance.

Les critiques américains ont appelé ce film un eye-opener. Pourtant, des fims sur les clochards et les oubliés de la société, on en a plein les bobines, et de tous les coins de la planète. On peut remonter jusqu’aux Olvidados. Des documentaires de type Envoyé spécial, dans le métro de New York, jusqu’à The Street dans les rues de Montréal, aux nouvelles brèves du téléjournal, et en passant par des fictions comme Subway ou The Fisher King on croule sous les eye-openers. Sans parler de la vie en vrai. De ceux et de celles que l’on croise tout au long de la journée, en chair et en os… Pourquoi ce film-là serait-il plus un déclic qu’un autre? Peut-être parce qu’on y trouve le mélange idéal: sincérité, lucidité et rêve américain; ce genre d’énergie qui déplace des montagnes et qui est très cinématographique. Il faut dire que l’histoire de Marc Singer est étonnante.

"Je n’avais pas la moindre intention de faire un film, explique Singer, 27 ans, joint au téléphone. J’habitais New York, et j’avais un ami qui était dans la rue. Je ne faisais rien, je me baladais et j’aidais un peu les gens. Le gars voulait aller vivre dans un tunnel, parce qu’il en avait marre de se mouiller sous la pluie. Il avait entendu parler de ceux qui vivaient en bas, de façon un peu plus paisible. Je ne l’ai pas suivi, mais cela m’a complètement fasciné. J’ai eu envie d’explorer, et pendant un mois, je suis entré dans tous les tunnels que je pouvais trouver. Et j’ai fini par celui d’Amtrak. Lorsque j’y suis descendu pour la première fois, j’ai été estomaqué. Depuis un mois, j’étais habitué à l’odeur, au noir, à devoir faire attention aux trous dans les murs. Mais en voyant ces gens, ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais: il existe un mur invisible entre celui qui a un toit et celui qui n’en a pas, et je ne m’attendais pas à trouver des gens normaux de l’autre côté du mur."

Il y a Greg, Black assez jovial qui explique sa philosophie de vie et son boulot. Il discute en se rasant soigneusement avec un rasoir électrique. Il y a le jeune Tommy, grand gaillard, qui s’occupe de ses chiens dans un enclos. Dee, maternelle, coupe les cheveux de Ralph en blaguant. En pleine cuisine, Henry explique sa recette avec méthode et sérieux. Dans un salon, on entend la télé. Un chien est endormi sur le sol… Certains parlent avec délicatesse de leurs animaux domestiques, et avec douleur d’un passé familial souvent horrible. Ils s’engueulent pour une tasse non ramassée et pour du crack. À peu de chose près, la vie est la même qu’en surface. Qu’avait-on imaginé? Qu’à 50 pieds sous terre, les hommes-taupes abandonnaient forcément les règles de la société? Dark Days ressemble à un film de science-fiction qui montrerait une tribu primitive, ordonnée et respecteuse des autres. Des Robinsons, des bons sauvages de l’ère post-nucléaire… "Non, réajuste Singer, un peu las. Ce n’est pas ça. Les gens en bas ne sont pas différents de ceux d’en haut. Ni mieux ni moins bien. Je n’ai pas vu de choses extraordinaires, rien que de l’ordinaire. Mais ce sont mes amis. C’est un peu comme s’il y avait eu une barrière de langage: une fois la barrière traversée, on peut devenir amis." Exit la construction d’un monde idéalisé, meilleur dans l’adversité et la solidarité. La différence Singer ne réside que dans l’amitié.

Le gars n’est pas bavard sur son passé. À 20 ans, ce beau mec britannique, ex-mannequin et instructeur de plongée installé à Miami, monte à New York et plonge dans le noir. Des choses à régler. De vrais amis à trouver. Au bout de quelques mois à traîner dans le tunnel, alors qu’ils sont tous réunis autour d’un feu dans cette nuit perpétuelle, "un des gars lance qu’il faudrait faire un film de cette vie de merde, pour le vendre à une chaîne de télé, gagner de l’argent et essayer de s’en sortir". Le film a commencé comme ça. Location de matériel, aucune expérience, pas de financement. Les sans-abri du film ont formé l’équipe technique. Quand il a fallut faire un travelling, ils ont construit un chariot à mettre sur les rails. Le tournage a duré deux ans dans le sous-sol de la cité. Marc Singer, sans un sou, est devenu SDF. "J’étais en famille avec eux. Mais quand vous devenez un sans-abri, le futur est fini. Oubliez ça: vous vivez uniquement pour survivre au jour le jour. On ne peut pas non plus se tourner vers le passé, qui est à chier la plupart du temps. En décidant de faire un film, on se donne encore un espoir et on participe à quelque chose. Et les gens ont dit oui, alors que je m’attendais à ce qu’ils disent non. Je n’ai pas eu peur. De quoi aurais-je eu peur? C’est juste de la merde en bas." De la merde et des rats…

Pourtant, Singer a choisi de montrer l’aspect positif. La plupart des scènes sont inoffensives et relativement tranquilles. Mais on imagine ce qui n’est pas montré: les terreurs, les désespoirs, les bagarres, la faim, et j’en passe. "C’est vrai, je savais ce que je faisais, reconnaît le réalisateur. Je pense que j’ai voulu la majorité des choses qu’ont vues les critiques quand ils parlent de testament de l’esprit humain et de trucs comme ça. Mais je n’ai pas assisté à des batailles non plus; j’ai vu des gens qui frappent à la porte de quelqu’un avant d’entrer, des gens qui partagent un repas." Et cela est fort bien montré, rythmé par une bande-son qui colle (le Californien DJ Shadow a embarqué illico en voyant les premières images) et dans un noir et blanc granuleux de rigueur, qui enrobe les silhouettes d’un halo. Une douche glacée est presque belle, des plans de rats arrivent en contrepoint et toujours à propos et des gros plans fixes où le passé insupportable se raconte viennent déformer les traits. La caméra n’est pas inquisitrice, elle est voulue, aimée, et envisagée comme planche de salut.

Quand l’ordre d’éviction est arrivé, il a fallu quitter le tunnel et casser les maisons. Défoulement général et libérateur: ils allaient remonter à la surface. Et les derniers plans sont baignés de lumière. Dans une chambre blanche et propre donnée par la Ville, Dee fait son lit soigneusement, avant de s’y étaler de tout son long… On a reproché à Singer cet happy end: "Je n’en ai rien à foutre de ce qu’on peut dire, décrète-t-il, rageur. Le film se termine comme ça, parce que cette période était finie. Après, ce n’était plus le film, c’était leur vie qui continuait."

Après s’être battu sept ans durant pour faire sortir ses copains du tunnel et pour donner vie à ce projet, Singer, encore surpris du succès, a désormais à peine le temps de souffler. Il rigole quand on parle de lui en tant qu’artiste ou réalisateur, n’imagine pas nécessairement en faire un métier, et dit ne pas écouter ceux qui le poussent dans le dos. Le gars fait sa tournée de promotion, mais il reste sur le qui-vive. "J’ai hâte que le film sorte, et qu’on passe à autre chose", lance-t-il. En attendant, l’amitié perdure. Les habitants des jours sombres ont quitté New York, et certains donnent des nouvelles. Tommy, qui est parti sur un bateau de pêche en Alaska, a finalement débarqué à Portland, Oregon. Où il travaille.

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