Festival international du film de Cannes : Les huiles des palmes
Cinéma

Festival international du film de Cannes : Les huiles des palmes

Certains vont à La Mecque ou à Graceland; d’autres vont à Cannes: ambiance assez sérieuse, sujets sombres, regards naturalistes pour ce premier festival du XXIe siècle, où l’on aime les Asiatiques et, pour la vie, Francis Ford  Coppola…

D’abord, on ne dit pas Festival international du film de Cannes, on dit Cannes. Comme dans: "Je vais à Cannes, et toi?" Une fois là-bas, on ne dit plus rien: on bosse. Il faut voir, se faire voir, se demander ce qu’on pourrait bien aller voir, et se ronger les ongles quand on n’a pas vu. Il y a deux Cannes: celui de la nuit et celui du jour. Aussi éreintants l’un que l’autre. En nocturne, c’est champagne à volonté, quatre ou cinq réceptions dans la nuit (people VIP ou ambiance, faut choisir, les deux ne vont pas forcément ensemble), un carnet relationnel épais, le costume de pingouin et la robe longue prêts vers 17 h pour la montée des marches, et le vernis mondain reluisant. Les diurnes, eux, se lèvent aux aurores pour entamer le marathon quotidien de films, de conférences de presse, et de retransmission de l’information. On les reconnaît au style chic-confort, à la petite laine pour les frileux, aux cigarettes, bouteille d’eau et paquet de gomme qui sortent des poches, au badge à coller sous le nez des cerbères, et au joli sac fourre-tout lie-de-vin débordant de documentation. Les deux espèces se croisent, mais rarement. Elles ont en commun une surchauffe de cellulaire, une vue sur la mer, et l’envie d’être là. C’est comme dans l’émission Le Prisonnier, mais sans la boule blanche pour nous rattraper. On est tous des Cannois volontaires.

La raison est la même depuis plus de 50 ans: entouré de paillettes, Cannes offre la crème de la crème de la production cinématographique annuelle et mondiale. Cette année, on ajoute Bosnie et Thaïlande. On vient ici faire ses courses pour l’année, on vient ici pour s’en mettre plein les mirettes. En cette 54e édition, la première du XXIe siècle, la nouvelle équipe de programmation (Thierry Frémaux et Veronique Cayla, encore parrainés par Gilles Jacob) se la joue sérieuse. C’est-à-dire le minimum garanti au niveau des grandes vedettes: Nicole Kidman à l’aise, Ewan Mc Gregor timide, Les frères Coen décontractés comme chez eux, Scorsese à peine arrivé, et Coppola, l’ultime deux exmachina. Chaque fois que Djamel Debbouze monte les fameuses marches, la foule hurle. Mais rien pour Roland Magdane… On remarque surtout bon nombre de films asiatiques, un maximum de sujets sombres (la mort, les fantômes et spectres sont très tendance); des vieux inamovibles bien reçus (surtout Je rentre chez moi, de Manuel de Oliveira), et des nouveautés inconnues au bataillon, parfois sous titrées en français et en anglais.

Dans ce magasin de jouets, l’objet qui brille saute tout de suite aux yeux. Et quel objet… Moulin Rouge, de Baz Lurhmann, a ouvert avec faste ce festival. L’Australien allumé qui avait le coup de crayon hyperréaliste pour Strictly Ballroom et Roméo et Juliette a balancé tout le pot de peinture sur un Montmartre 1900 des plus kitsch. Une histoire classique, bluette sans importance déjà traduite par Renoir ou Huston, qui prend ici des allures de mégaclip survitaminé, de comédie musicale où Méliès rencontrerait Busby Berkeley, le grand Ziegfield et le Big-Bazar en un tourbillon tachycardique. C’est de la féerie techno dans laquelle on embarque si on n’a pas oublié ses 13 ans. Kidman est magnifiée, un rêve de star glamour et rétro qui descend d’un ciel pailleté pour chanter Diamonds Are a Girl’s Best Friends; Ewan McGregor, le charme absolu, l’emmène tournoyer dans les nuages en interprétant d’une voix sûre Your Song, d’Elton John; John Leguizamo s’appelle Toulouse-Lautrec, plus clown triste que peintre mais toujours nain, et Jim Brodbent, aux boucles multicolores et aux yeux qui roulent, est le meneur très cabaret de ce Moulin Rouge, transformé en Studio 54 du XIXe siècle. C’est lyrique, opulent, artificiel et excité, mais incroyablement magnifique. Se procurer la bande originale sera un must: McGregor (déguisé en Suisse) qui pousse La Mélodie du bonheur sans sourciller, c’est difficile à rater. Le film est en compétition et peut-être a-t-il des chances. Mais après les danseuses de cancan sur les marches au coucher du soleil, après un décor de fête foraine construit pour l’occasion, les festivités prennent un ton plus austère. Voire carrément triste.

Ouvrant La Quinzaine des réalisateurs, Martha… Martha est le dernier film de Sandrine Veysset, la réalisatrice française qui avait surpris tout le monde avec son premier long métrage, Y aura-t-il de la neige à Noël?. Voici une histoire de famille un rien dysfonctionnelle: une mère dépressive depuis un traumatisme infantile, un père qui fait ce qu’il peut, et une fillette blonde et douce, comme dans Jeux interdits, qui s’accroche. Un scénario incertain qui ne veut rien dévoiler, un film qui s’éternise dans l’absence d’action, même s’il laisse la part belle aux acteurs et aux paysages, dans une ambiance organique forte et effrayante.

La foule était dense aux portes de la projection de Kandahar, le dernier film de Mohsen Makhmalbaf. Le réalisateur iranien-culte de Salam Cinéma, Gabbeh, et Un instant d’innocence a imaginé une fiction plausible, un carnet de voyage infernal on ne peut plus actuel: il raconte l’histoire d’une journaliste afghane émigrée au Canada, qui décide d’aller sauver sa soeur suicidaire, restée en Afghanistan, dans le village de Kandahar. Par le truchement des "tchadri", ces voiles qui couvrent de la tête aux pieds, Makhmalbaf parle d’un pays enfermé dans son ancienneté, de prisonnières, d’hommes culs-de-jatte et d’enfants prêts à tout. Pas d’atermoiements, de sanglots dans la gorge, mais une lucidité sinistre qui ne débouche sur aucun espoir. On trouve même un humour cassant en la présence d’un Noir américain venu chercher Dieu, et une poésie rare, comme ces prothèses lancées du ciel par la Croix-Rouge et la marche à petits pas de ces femmes couvertes dans le désert. Plus habile qu’émouvant: un cri de rage de Makhmalbaf destiné aux Occidentaux insensibles. Le film est en compétition pour la palme.

Pour l’anecdote, quand les portes de la plus grande salle du Palais (bâtisse post-stalinienne gênante pour l’élégance des palmiers du coin) s’ouvrent sur Apocalypse Now Redux, nouvelle mouture de la Palme d’or ex æquo avec Le Tambour en 79; quand on a le plaisir de choisir la meilleure place, en plein centre de cet amphithéâtre de plus de 2000 places, quand le son et l’étalonnage sont parfaitement calibrés… Y a pas à dire, on est au septième ciel. Tiens, à la place de Liv Ullmann, présidente du jury, on lui en remettrait même une autre de palme à m’sieur Coppola. Dans sa nouvelle version augmentée de 53 minutes, Apocalypse Now est, selon l’avis de son créateur, une oeuvre complète et finale. On peut y voir l’appel de la vague DVD, mais qu’importe la mode: le résultat est aussi estomaquant que le premier. Habitué au rythme et aux mystères de l’ancien, on reste pourtant déstabilisé devant cette séquence d’indéracinables Français d’Indochine, avec Aurore Clément (et un joueur d’accordéon dont on se serait passé). Ces Français qui apparaissent et disparaissent comme des fantômes éclairent par leur discours politique le propos du film et renvoient bien la balle aux Américains sur la folie de la guerre. Et les bunnies vendues comme de la chair à soldats dans l’hélico Playboy transformé en bordel s’inscrivent parfaitement dans le décor. Et Brando, avec plus de chair autour de sa folie, plus d’humanité malsaine et plus d’horreur… La redécouverte laisse bouche bée. On en redemande.

On se battait presque pour voir Storytelling, le dernier film (hors compétition) de Todd Solontz, le dingo de Happiness. Il est marrant, ce type-là: il réussit bien le trash. En poussant le cynisme gentil d’American Beauty, il concocte une sorte d’Election bien sale. Deux histoires qui tournent autour des high schools, du poids de l’université, de la fascination pour les reality-shows, et autres caractéristiques typiquement US avec des gueules typées et des phrases cassantes qui déclenchent des rires gras. Storytelling n’a ni l’effet surprise ni la hargne de Happiness, mais même en version allégée, ça dérange.

Par contre, on ne se battait pas pour voir La Répétition, de Catherine Corsini (La Nouvelle Ève, excellent), autre film en compétition, avec Emmanuelle Béart en actrice fragile et Pascale Bussières en amie un peu trop intime et envahissante. Ça aurait des tendances Chabrol, mais la tension thriller psychologique se dilue. Dommage.

Ni vu ni connu, un petit film à l’eau de rose au sens propre: Pauline et Paulette, du Belge Lieven Debrauwer, où deux sexagénaires ne savent que faire de leur soeur, Pauline, légèrement débile. La même simplicité poétique teintée de réalisme magique comme dans Le Huitième Jour et Ma vie en rose. Ils ont un filon, les Belges.

Les Asiatiques savent étonner, ils ne sont jamais là où on les attend. Et L’homme qui marchait dans la neige (Aruku-Hito), de Masahiro Kobayashi, dans la catégorie Un Certain Regard, a de quoi dérouter. Un veuf qui renaît à la vie après la mort de sa femme; deux fils qui restent à la traîne de ce père hors du commun; une caméra qui tremble avec les émotions fortes ou qui prend son temps quand il ne se passe rien; des haïkus qui viennent rythmer les promenades du vieux; un humour mordant et des relations père-fils comme on en faisait dans les années 60: très bon.

La fin de semaine a amené des milliers de badauds, ce qui bouscule beaucoup les habitudes des vieilles dames griffées Chanel et de leur caniche caramel. C’est parfois un autre temps, Cannes; un peu comme le dernier film en compétition des Coen Brothers The Man who Wasn’t There, avec Frances McDormand et Billy Bob Thornton. On retrouve avec plaisir Thornton l’acteur, celui de Sling Blade et d’A Simple Plan. Il joue un barbier qui, dans les années 50, voit sa vie bouleversée par une suite d’événements absurdes. Encore une autre odyssée. Pas bavard, fumant cigarette sur cigarette, il a le mutisme de Bogart et le visage toujours inquiet de Fred MacMurray dans Double Indemnity. Dans l’écriture, la voix off, un magnifique travail sur la lumière et cet humour caractéristique, les Coen offrent une belle leçon de cinéma. Mais pas assez pour remporter une autre palme.

Il reste de gros morceaux: Éloge de l’amour, de Jean-Luc Godard; Va savoir, de Jacques Rivette; Taurus, d’Alexandre Sokurov (Moloch); Millenium Mambo, de Hou Hsiao Hsien, et Youpi et La Chambre du fils, de Nanni Moretti. Que la fête continue…