Apocalypse Now Redux : Napalm d'or
Cinéma

Apocalypse Now Redux : Napalm d’or

Saigon. Shit. I’m still only in Saigon. Martin Sheen traîne son délire dans sa chambre et Jim Morrison rappelle d’une voix gommeuse que c’est la fin. Mais pas pour nous: nouveau départ pour le film de Francis Ford Coppola, rebaptisé Apocalypse Now Redux et présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes. Chef-d’oeuvre  revisité.

Francis Ford Coppola, qui appelle le DVD le meilleur ami du metteur en scène, offre son Director’s Cut, et ajoute 53 minutes de scènes jamais vues au film précédent, celui qui lui a valu la palme d’or en 1979. On embarque donc pour sa version définitive de l’apocalypse; soit 3 heures 16 au coeur des ténèbres, avec son remixé et musiques paternelles (Carmine Coppola) repositionnées. Coppola avait de la matière (4 heures 30 de pelliclule), mais avait-il besoin de retoucher un chef-d’oeuvre? Doit-on craindre, par la clarté des nouvelles scènes de Redux, un amoindrissement de la puissance de feu de cette fable guerrière? Que les chatouilleux se calment: le raz de marée qu’est Apocalypse Now est encore plus bouleversant. On en sort ébahi, secoué, et nullement perturbé par un changement de rythme. Comme si le débroussaillage avait décuplé sa force de frappe; comme si on voyait à la fois la bombe et l’onde de choc. Toujours intelligent, mais moins anarchique, Redux distille mieux la folie, l’horreur et le bizarre… Et le napalm n’en a que plus d’odeur.

Ceux qui connaissent aussi bien la saga infernale du tournage aux Philippines que les moindres méandres du fleuve qui mène au royaume de Kurtz (Marlon Brando) compteront les ajouts: une longue scène dans une plantation française, une autre où les bunnies de Playboy deviennent de la chair à soldats, une camaraderie de potaches où Willard (Martin Sheen) pique le surf de Kilgore (Robert Duvall) et des apparitions plus évidentes du maitre de l’horreur, Kurtz. Ces ajouts, judicieusement replacés par Walter Murch, le monteur, viennent éclaircir la démarche intellectuelle du cinéaste. Dans l’adaptation du roman de Joseph Conrad de 1902, The Heart of Darkness, nous avions une vision explosive mais tronquée de la guerre. Un truc splendide, complexe et tonitruant qui partait sans explications dans toutes les circonvolutions de la folie destructrice. On aimait fouiller dans le magma, et s’y perdre, seulement accroché à l’axe du fleuve. Coppola explique en conférence de presse que "les publics d’aujourd’hui sont plus sophistiqués, et que si la première version était plus un film d’action, la seconde se veut un film philosophique". Ce qui veut dire qu’on voit maintenant la colonne vertébrale, une logique dans la jungle.

Le pivot du film se situe dans la fameuse scène à la plantation. Si on avait assez d’éléments pour comprendre dans la première version que le Viet Nam était une entreprise de dingues. on le résume ici en une seule question, posée par les colons français aux Américains: "Pourquoi êtes-vous là?" demande Hubert de Morais (Christian Marquand) à Willard. Une interrogation qui vient confirmer le doute de l’inutilité, et ouvrir la porte au désespoir. "Avec cette scène, on dit que les Américains sont ici pour rien, le plus gros rien de l’Histoire. Et, face au colonialisme virtuel des Américains qui jouent aux échecs dans cette guerre, les Français, bien que présentés comme des fantômes, montrent qu’ils ont des enjeux réels", ajoute Coppola. En effet, après cette séquence étrange, étonnamment juste sur le caractère politique du colon français, et sur le fonctionnement de la grande famille enfermée dans ses privilèges (mais où l’on pousse un peu sur le folklore et où l’on se passerait de l’accordéon), on comprend mieux la dérive. Un jalon est franchi, et l’on sait que ce qui va arriver ensuite ne sera que la conséquence tragique du fait de ne pas pouvoir trouver réponse à cette question… Une charnière qui annonce que l’on peut aborder la mort sur un terrain personnel, dans un face-à-face cynique. Plus rien n’a d’importance, il ne reste qu’à sombrer.

Avec ces ajouts, on se rend compte également de l’émergence d’un autre dessein, celui du partage démocratique de l’horreur. Dans une guerre, tout le monde a sa place, dans la mort bien sûr, mais aussi dans la vie avec son lot d’hypocrisie, de moralité détruite, de mensonge et de folie. Conséquemment, dans Redux, il y a plus de femmes. Aurore Clément en tête (dont c’était le second film) aurait pu représenter l’image de la pureté et de la droiture, mais plus rien n’atteint cette jeune veuve, et elle se donne à Willard sans perversion ni amour. Elle est spectrale comme une héroïne de Buñuel. Encore plus loin dans la souffrance et les troubles de personnalité, ces playmates du mois qui deviennent monnaie d’échange pour de l’essence coincées dans l’hélicoptère Playboy le temps d’une scène ahurissante, suite logique de la répression sexuelle lors du show en plein air. Séquences claustrophobiques tournées durant le typhon sur les Philippines; elles sont noires, perverses et poisseuses. À revoir, rien que pour décrypter certains éléments visuels troublants. Des enfants, enfin, qui nous font basculer dans l’inconscient, puisqu’ils sont traités comme des elfes qui n’appartiennent plus à la réalité, mais qui virevoltent autour du maître qui, lui, fait tranquillement la lecture du TIMES à Willard, enfermé dans un caisson de fer. Avec cette scène, on est vraiment passé de l’autre coté du miroir. Dans cet éclatement plus contrôlé entre plage de calme et horreur, Apocalypse Now renaît donc pour mieux frapper. Nirvana pour cinéphiles, ce film reste aussi impensable qu’indispensable.

Voir calendrier
Cinéma exclusivités