Trois princesses pour Roland / André-Line Beauparlant : Les immortelles
Vies de femmes aux prises avec la pauvreté, triptyque en chair et en douleur, lettre d’amour à sa famille: avec un premier documentaire, ANDRÉ-LINE BEAUPARLANT a fait un film âpre et courageux qui sonne des cloches. Direct au coeur.
Les films les plus difficiles à décrire ne sont pas forcément les plus complexes. Au contraire. Comment, sans le dénaturer, parler adéquatement de Trois princesses pour Roland? Est-ce un film de famille, une étude de caractères, un documentaire sur la pauvreté, un film sur la force des femmes? Est-ce triste ou encourageant; pessimiste ou combattant? On voudrait le cerner pour mieux convaincre, alors qu’il s’agit peut-être de le laisser sans définition précise, entre hommage et critique, tel que le décrit son auteure, André-Line Beauparlant. Le mieux serait-il d’écouter sans analyser, d’apprendre par impression, comme on le fait d’un portrait? Parce qu’un film comme celui-ci laisse sans voix, la gorge serrée et l’esprit en bataille. On se dit alors que même si le cinéma ne change rien au cours des choses, on garde quelquefois d’indélébiles émotions; des traces. Voici un film qui déteint.
Les trois princesses sont Madeleine, la mère; Nathalie, sa fille, et Caroline, la petite-fille. Nathalie est la cousine de la réalisatrice. Cette dernière, 35 ans, est une directrice artistique de talent qui sait bien choisir ses projets puisqu’elle a posé les décors sur La Moitié gauche du frigo, Mariages, La femme qui boit et Les Siamoises. Elle travaille actuellement sur le prochain film de fiction de Bernard Émond. Trois princesses pour Roland est son premier documentaire. Une oeuvre qui a pris le temps de mûrir. "Je viens d’un milieu ouvrier, et la majorité de mes amis sont de la classe moyenne. J’ai fait des études, mais j’ai toujours senti un petit décalage, des propos qui me dérangeaient. Il a fallu que je pédale… Mais c’est un détail. J’ai eu envie de parler de la condition des pauvres, mais je ne voulais pas en faire une théorie. Madeleine me gardait quand j’étais petite; je lui ai proposé de la filmer. Et pendant que je la filmais, seule avec une caméra, j’écrivais le projet. Je suis partie du prétexte de la mort de Roland", explique André-Line Beauparlant. Roland, c’était le mari de Madeleine, un homme décrit comme perturbé et alcoolique, qui, après avoir maintes fois crié qu’il se suiciderait, a fini par le faire. Et la réalisatrice se sert de ce point de départ pour laisser la parole aux femmes. Qu’importe ce qui sera dit sur ce Roland. Qu’importe l’indifférence de sa petite-fille, l’amour absolu de sa fille et la lassitude de sa femme: on survit à Roland. Et si l’homme est la source de pas mal de douleurs, il ne sera pas le sujet de ce film. L’important, ce sont celles qui restent, et qui se débattent; ces femmes qui se servent de la caméra pour se livrer, pour parler à bâtons rompus. Sans pudeur, sans honte et avec intelligence.
Le goût des autres
André-Line Beauparlant, qui parle avec les mains, aussi vive dans son regard que dans ses sourires fugaces, a l’instinct des autres. "Je n’ai pas beaucoup réfléchi; j’ai fait ce film de façon instinctive, honnête. Je n’ai pas essayé d’obtenir des informations. Je crois que ce film est assez propre." Le goût des autres, c’est sûr. Pour donner aux trois femmes ce qu’elles n’ont jamais – la parole -, il a fallu se servir de cette écoute que l’on croit passive; ces années, ces rencontres, ces heures larges qui s’écoulent à s’échanger des petits riens, à se côtoyer pour s’amadouer: tout ce temps de gestation familiale. Mais, pour tomber si juste, il fallait aussi être attentive, et choisir parmi 50 heures d’enregistrement; il fallait un talent autre que familial pour dénicher l’humain derrière un sujet qui tient en un mot complètement désincarné: la pauvreté. Misère, violence conjugale, bagarres, alcoolisme, drogue, suicide, pas de jobs, peu d’amis, ennui… Tout ça n’a plus de visage. "C’est pas facile le BS! C’est complexe. On oublie les pauvres… Je ne cherchais pas des vies hallucinantes, juste des âmes. Ce sont trois femmes extraordinaires qui ont de la misère. Point. Ces femmes n’ont pas eu de chance et j’ai voulu les emmener avec moi. C’est probablement assez naïf… ", termine-t-elle, en baissant la voix. Une naïveté qui s’assume par la magie du cinéma, et qui, le temps d’un film, permet de transformer Madeleine, Nathalie et Caroline en princesses de contes. Maquillage, coiffure, velours et brocards viennent de façon régulière les transformer en fées et soulager le film de son trop-plein de galère, avant de composer un tableau final émouvant. "On a tripé! On était sur un high! s’exclame la réalisatrice. Les robes étaient magnifiques, et elles étaient géniales, comme dans un vrai film. Et voir Madeleine au milieu, en train de danser… ça me fait un plaisir… j’ai les yeux pleins d’eau chaque fois."
Avec un film pareil, on peut parler de déculpabilisation, et aussi d’une forme de prétention. Beauparlant le sait: "Des intervenants et des travailleurs sociaux triment fort avec des femmes battues, ou avec des filles comme Caroline. Moi, je fais un film. Il y a les nominations, les entrevues, la visibilité: parce qu’on fait un documentaire, on a beaucoup d’attention. C’est un peu gênant." Mais en s’incluant dans le film, pour ne pas les laisser seules face à la caméra, et sans vouloir être celle qui sait, et qui s’en est sortie, Beauparlant se met aussi à nu, inquiète et désemparée devant les coups et les confidences de ses parentes.
Sur un an, au fil des saisons, des déménagements, des cuites, des jobs qui se perdent; avec Robert Morin à la caméra, sans soucis esthétisants, sauf celui de se rapprocher de plus en plus des regards, des cernes, et des mains qui se froissent, se dresse le portrait d’une mater dolorosa sur trois générations. Comme une structure en glaise, vivante et tordue, façon Camille Claudel. Dans un cas comme celui-là, ça fait vraiment plaisir de se rappeler que les mots force et vie sont féminins…
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