À perdre la raison : Le complexe de Médée
Cinéma

À perdre la raison : Le complexe de Médée

Librement inspiré d’un tragique fait divers, À perdre la raison, de Joachim Lafosse, met en scène Émilie Dequenne et Tahar Rahim en jeune couple dysfonctionnel.

En 2007, la Belgique a été secouée par un quintuple infanticide commis dans la communauté de Nivelles: "Dans la presse, c’était le Moyen Âge, le manichéisme, le refus de la complexité, se souvient Joachim Lafosse (Nue propriété, Élève libre), lors d’une entrevue au Festival de Cannes. Tout le monde sait très bien que dans un drame familial, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. Et le lien pervers qui se tisse dans les familles est un sujet de cinéma magnifique."

Un tel lien s’établira de façon inconsciente dans la famille que met en scène Lafosse: "On est toujours inconscient de ce qu’on est, je pense que personne ne peut avoir décemment de recul et de distance face à ce qu’il est… à moins d’avoir fait des années de psychanalyse!" avance Émilie Dequenne.

S’inspirant librement de cette tragique histoire, le cinéaste belge a voulu explorer le visage humain de ce fait monstrueux. Alors que l’issue du drame est annoncée dès le début, Lafosse revient sur la naissance de l’idylle entre Murielle et Mounir (Émilie Dequenne, lauréate du prix d’interprétation féminine à Un certain regard, et Tahar Rahim), qui iront s’installer chez le docteur Pinget (Niels Arestrup), tuteur du jeune homme. C’est dans ce foyer qu’ils fonderont leur petite famille, incapables de se défaire de l’emprise du médecin bienveillant.

"La première chose à laquelle je pense, ce n’est pas au monstre, mais à l’acte, poursuit l’actrice. Quel que soit le fait divers, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on en arrive là. Le scénario est réellement une tragédie qui s’écarte totalement du fait divers. On est dans une vraie fiction au cinéma."

Son partenaire à l’écran renchérit: "On a abordé le film comme une fiction, sinon ce n’est pas possible de jouer ça. Pour un acteur, le kif de jouer une vraie personne, tant que ce n’est pas une icône ou une personnalité connue, c’est d’avoir la possibilité de s’en éloigner. Comme ça, on apporte des choses au personnage, on le réinvente."

Sur le plateau, Rahim a retrouvé Arestrup avec qui il partageait l’écran dans Un prophète de Jacques Audiard. "Dans ce film, ce n’était pas une relation père/fils ni pour lui ni pour moi, explique-t-il. On l’a abordée comme maître/esclave; on était d’ailleurs surpris des réactions de la presse qui y voyait une relation filiale. Dans À perdre la raison, par contre, on l’a abordée comme telle. Au-delà de la figure paternelle, c’est une emprise, une pression, une sorte d’amour dont on ne peut se détacher, donc une dépendance."

"Il est fondamental de s’interroger, d’essayer de comprendre comment on peut en arriver là. Je suis cinéaste, je ne suis pas psy ni philosophe, ni essayiste; j’ai essayé, à travers un drame populaire, de faire un film accessible, émouvant, qui emporte et qui n’empêche pas de réfléchir. Une société qui refuse de regarder les actes monstrueux en face, c’est une société qui est en danger. Comme citoyen, c’est dans ma nature de vouloir savoir qui se cache derrière ces monstres", conclut Joachim Lafosse.

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À perdre la raison

Explorant en filigrane le complexe des colonisateurs face aux ex-colonisés à travers une famille belgo-marocaine, À perdre la raison illustre avec sobriété le quotidien d’une famille reconstituée en apparence sans histoire. D’une caméra semblant épier à la dérobée ses personnages, nuancés comme on en voit rarement au cinéma, Joachim Lafosse laisse le malaise s’installer imperceptiblement entre le couple (solide Tahar Rahim, époustouflante Émilie Dequenne) et son bienfaiteur (Niels Arestrup, d’une troublante vulnérabilité), jusqu’à ce que l’atmosphère devienne étouffante. Prisonnière de cet étau, la jeune mère de famille dérivera graduellement jusqu’au point de non-retour, tel que le démontre cette bouleversante et magistrale scène où celle-ci fredonne Femmes, je vous aime de Julien Clerc. La discrétion et le tact de Joachim Lafosse forcent l’admiration jusqu’à la toute fin, alors que la tragédie se déroule hors champ. Puissant.