Spartiates / Entrevue avec Nicolas Wadimoff : Éduquer par le muscle
Rencontres internationales du documentaire 2014

Spartiates / Entrevue avec Nicolas Wadimoff : Éduquer par le muscle

«Si j’apprends que tu rates les cours, je t’éclate la tronche.» Ainsi Yvan Sorel éduque ses élèves de la banlieue nord de Marseille, leur inculquant par une pédagogie pour le moins costaude le sens de la discipline et du respect. En clôture des Rencontres internationales du documentaire (RIDM), le réalisateur suisse Nicolas Wadimoff jette un regard attentionné sur ce combattant d’arts martiaux mixtes à la personnalité hors-norme. Entretien autour du passionnant film Spartiates.

VOIR: Ce film donne un rare accès à la vie de quartier d’une cité nord-marseillaise, dans un climat réputé difficile. Avez-vous notamment fait ce film pour déjouer les clichés sur les banlieues de Marseille, qui sont toujours dépeintes à travers le gangstérisme?

Nicolas Wadimoff: «J’ai d’abord réalisé un court métrage, mais le sujet m’a passionné et j’ai eu envie d’aller plus loin. C’était une commande de la radio Couleur 3 en Suisse dans le cadre de Marseille capitale culturelle, alors que la rédaction s’y était délocalisée. J’ai voulu faire le contrepied des reportages sur la haute culture marseillaise, notamment le musée MuCEM, pour aller dans les Cités nord, là où très peu de gens osent mettre les pieds. Il y a beaucoup de fantasme, tout de même, autour de l’idée de banlieue dangereuse et difficile à laquelle Marseille-Nord est associée. Mais il faut dire que ces fantasmes ont été alimentés récemment par des histoires bien réelles de règlements de compte à la kalashnikov. Ainsi les médias n’y vont presque jamais. Mais je trouve qu’il n’y a pas de raisons de délaisser ce secteur, où se passent évidemment d’autres choses que les règlements de compte et où j’ai senti qu’il y avait de bonnes histoires à raconter. J’y suis allé avec un ami comédien qui connaît bien le secteur et c’est comme ça que j’ai rencontré Yvan Sorel.»

VOIR: Yvan Sorel est un combattant d’arts martiaux mixtes mais c’est surtout son rôle d’éducateur qui vous a intéressé. Pourquoi?

Nicolas Wadimoff: «J’ai vu que son rôle d’éducateur était central et que ça allait bien plus loin que le sport, qu’il essayait de transmettre des valeurs, que son travail remplissait un vide dans la vie de ces jeunes-là parce que, notamment, la plupart sont orphelins de pères ou vivent avec des pères délinquants ou chômeurs, en difficulté, qui n’occupent pas une grande place dans leurs vies. Les jeunes ne jurent que par leurs mères – ce qui fait d’ailleurs naître la culture du «Touche pas à ma daronne», touche pas à ma mère.»

VOIR: Yvan Sorel a une méthode pédagogique pour le moins musclée et il n’hésite pas à user de violence verbale et physique pour remettre ses élèves dans le droit chemin. Est-ce la seule bonne manière, à votre avis, de composer avec sa clientèle particulière?

Nicolas Wadimoff: «Je ne connais pas la réponse à cette question mais il est clair que j’ai voulu que le film y fasse réfléchir. Il ne s’agit pas de faire l’apologie des méthodes d’Yvan. Mais je pense que ce qui se passe dans les banlieues de Marseille est le résultat d’un désintérêt de la France pour ses territoires excentrés, d’un sentiment d’isolement vécu par les gens qui y habitent. Yvan a créé son école avec les moyens du bord parce que personne ne le soutient, et nécessairement, il le fait à sa manière, en s’ancrant dans la culture du quartier, avec les valeurs de ce quartier – il joue ainsi un rôle qu’échoue à jouer le système d’éducation civique qui ne sait pas s’occuper de cette clientèle particulière. À ce système public qui ne fonctionne pas, Yvan substitue un autre modèle, dans lequel il invente ses propres règles et elles sont plus musclées mais elles correspondent aux valeurs de dignité, loyauté, discipline qui prévalent dans le quartier.»

VOIR: Les parents de ces jeunes-là ne s’y opposent-ils jamais?

Nicolas Wadimoff: «Ça ne leur viendrait pas à l’esprit. Parce qu’en dehors de cette éducation qu’Yvan leur donne, alors qu’il tente de leur inculquer à la manière dure le respect, l’honneur, la discipline, il n’y a presque personne qui sache comment venir en aide à ces jeunes. Plusieurs des membres du team Sorel sont d’anciens détenus, et les plus jeunes ont souvent eu un parcours très accidenté. Ça se voit moyennement dans le film parce qu’ils sont très dociles devant Yvan, dont l’autorité sur eux est puissante. Mais ce sont effectivement des jeunes qui font des bêtises, tout le temps, quand ils sont hors du club. Sauf que comme tout le monde, ils ont besoin de repères, de cadres, de figures tutélaires, et je crois qu’ils mettent énormément d’espoir en Yvan, qui représente pour eux une sorte de phare auquel ils peuvent s’accrocher. Sinon, le modèle qu’ils voient dans la rue, les gars qui représentent à leurs yeux le succès, sont la plupart du temps des caïds et c’est une culture de banditisme qui se perpétue tout naturellement.»

VOIR: Ça fait d’Yvan une figure paradoxale – c’est en apparence une sorte de brute mais, en parallèle, il défend des valeurs très judéo-chrétiennes, même conservatrices et moralisatrices. Comment analysez-vous cela?

Nicolas Wadimoff: «Dans les milieux plus bourgeois que vous et moi fréquentons probablement, ces valeurs-là sont considérées ringardes, passéistes, caduques. Le respect, l’honneur, la force, la dignité: voilà qui nous fait esquisser un sourire. Mais Yvan les répète comme un mantra – ce sont des valeurs de la rue, qui émergent d’un univers où on doit en quelque sorte toujours protéger son territoire – «t’as mal parlé de ma mère, respecte ma mère, salaud». C’est comme ça que fonctionne cette culture, et Yvan travaille à partir de ça. Je la trouve plutôt belle, moi, cette loyauté, cette notion de respect de l’autre et même de respect de l’adversaire. L’univers d’Yvan, c’est dur, c’est rude, c’est moralisateur, mais c’est tissé d’une grande conscience de l’autre.»

VOIR: N’y-a-t-il pas quelque chose de sectaire dans son discours?

Nicolas Wadimoff: «Évidemment. Mais je pense qu’il joue ainsi un rôle de repère identitaire puissant pour ces jeunes-là qui seraient autrement tout à fait désorientés. Car à Marseille, le rapport avec l’identité française est tiraillé: ces jeunes-là ne se sentent pas appartenir à la culture hexagonale que les médias et l’institution scolaire leur servent. Et ils n’ont pas grand-chose non plus à quoi se rattacher dans leur région, sinon un engouement pour l’OM. Ce n’est pas le vieux folklore provençal de Pagnol qui les aide à se construire une identité forte et armée pour affronter le monde actuel. Ces jeunes-là se tournent donc vers la culture de la rue, l’appartenance à un gang, et aussi la religion musulmane. L’action d’Yvan Sorel arrive dans ce terrain identitaire dévasté et quand il dit «Tu vas respecter tes profs sinon je te casse la geule», soudain sa voix est entendue; les gars achètent ça, ce langage leur parle. Yvan est aussi très doux derrière sa carapace, il a une vulnérabilité palpable, que, je pense, on ressent à plusieurs moments dans le film. Il est d’ailleurs assez jeune, 27 ans à peine, et il a une énorme pression sur les épaules parce qu’une partie de l’éducation de ces enfants repose sur son team et sur sa présence rassurante et autoritaire.»

VOIR: Les arts martiaux mixtes sont interdits en France et se jouent un peu sous le manteau, du moins sans soutien financier et, dans le cas du Team Sorel, dans des locaux peu adaptés. Comment avez-vous voulu aborder cette dimension politique dans le film?

Nicolas Wadimoff: «Le MMA est considéré aujourd’hui en France comme un truc barbare, comme si ce n’était que du pain et des jeux pour la plèbe, donc à partir d’un point de vue hautain et extrêmement méprisant. Il y a un jugement moral très étroit là-dessus: le sport est souvent strictement associé à la violence gratuite et à une masculinité extrême, considérée comme débile. Ça n’a rien à voir avec le respect qui est accordé au Québec à ce sport, notamment à cause de votre grand champion Georges St-Pierre dont tous, même ceux qui sont en désaccord avec la violence, reconnaissent les qualités d’athlète. Je pense, quant à moi, que la négation absolue de la violence n’est pas la bonne voie à prendre. La violence humaine fait partie de nous et, jusqu’à un certain point, je pense que le sport de combat est une manière de l’apprivoiser, de la dompter. Yvan Sorel, comme d’autres, arrive à régler des problèmes de violence par la pratique d’un sport violent. C’est tout simple, c’est un principe connu depuis longtemps, mais c’est juste et vrai.»

VOIR: Et qu’est-ce que la pratique de ce sport nous dit, concrètement, sur ces jeunes? Que vont-ils y chercher, à votre avis?

Nicolas Wadimoff: «Personnellement, je préfère la boxe traditionnelle. Mais j’ai été fasciné par la complexité des entraînements. Pour faire des arts martiaux mixtes, il faut maîtriser un ensemble de disciplines d’arts martiaux. Il y a peu de sports qui font appel à autant d’aptitudes différentes à la fois. Stratégiquement, mentalement, il faut une flexibilité hallucinante pour passer si agilement de la boxe thaï au jiu-jitsu, tout en faisant des prises au sol pour immobiliser ou soumettre l’adversaire. Ce sont des athlètes de haut niveau. J’ai suivi trois fois Yvan dans des meetings de MMA et j’y ai vu un environnement très sportif, technique, sérieux. Ce n’est pas un environnement de mauvais garçons comme on pourrait le croire. Et je pense que c’est aussi ce qui attire ces jeunes: ils y trouvent un environnement de respect et de sophistication qui leur fait défaut dans leurs vies quotidiennes.»

VOIR: Il y a aussi chez Yvan Sorel une quête obsessive de la victoire, un discours du Vainqueur à tout prix. Or, son équipe n’est pas si douée et cumule les échecs. Comment envisagez-vous ce paradoxe?

Nicolas Wadimoff: «J’ai eu peur, à un moment, que ça devienne un film sur l’échec. Mais un jour Yvan m’a fait comprendre qu’en MMA, ce qui compte aussi beaucoup, c’est le nombre de combats pro. Quand Yvan arrive dans une nouvelle salle d’entraînement, comme il l’a fait spontanément hier à Montréal, il discute avec les autres gars et tout ce qui intéresse ses interlocuteurs est le nombre de combats qu’il a faits. Personne ne lui demande combien il en a gagné. Il y a un respect devant le courage de se présenter dans la cage. D’affronter l’adversaire tout en lui accordant du respect. Je pense qu’Yvan transmet aussi ça à ses élèves.»

VOIR: Comment avez-vous créé le climat de confiance qui vous a permis de filmer tout cela sans filtre, de faire en sorte que tous ces gens oublient la caméra et se laissent filmer sans retenue?

Nicolas Wadimoff: «Il n’y a pas de recette. Mais dans ce cas-ci, la démarche documentaire n’est pas ethnologique: c’est-à-dire que je ne débarquais pas chez Yvan Sorel en total étranger. C’est un environnement qui n’est pas si loin de moi. Je ne viens pas de là, ma réalité est tout autre, mais quand j’étais ado j’ai beaucoup joué au foot, et souvent dans des quartiers très populaires: il y a donc une part de cette culture des quartiers populaires et du sport avec laquelle je suis familière. J’ai eu une adolescence turbulente, des copains turbulents, dont certains sont vraiment partis en vrille par la suite, et j’ai aussi fait un peu de boxe. Ce qui m’a d’ailleurs permis de faire quelques entraînements avec le team Sorel au début du processus.»

VOIR: Yvan vous accompagne à Montréal pour présenter le long métrage aux festivaliers. Que pense-t-il du film?

Nicolas Wadimoff: «Il ne l’a vu qu’une fois. Il était troublé. Je pense qu’il se retrouve dedans, qu’il aime le film et qu’il assume tout ce qu’il y a dedans. Mais je pense qu’il appréhende beaucoup le regard que les gens porteront sur sa pédagogie musclée et sur son histoire.»

En clôture des RIDM
Le 22 novembre à 19h au Theatre Hall de l’Université Concordia
Le 23 novembre à 18h45 à l’ExCentris