Disons la chose comme ça : je suis pour la gratuité scolaire. J’entends par là que l’éducation et le savoir sont, selon mon humble perspective, des services essentiels. Et je ne parle pas ici de savoir lire et compter –des compétences déjà trop carencées. Je parle de la culture, au sens anthropologique du terme. Je parle de tout ce qui fait une civilisation, des liens qui font en sorte qu’une société n’est pas une collection d’individus additionnés.
Voilà donc. C’est dit. On ne peut, en ce qui concerne l’éducation, brandir le seul argument des choix personnels et des libertés individuelles : «tu veux étudier, c’est ton choix, paye.». Cette trop simple perspective évacue la signification même de la culture, qui est le lot commun d’humains qui tissent des liens dans une relation d’interdépendance, une société quoi. L’éducation, le savoir, est de bout en bout un phénomène social. Si ce n’était pas le cas, le savoir humain se réduirait à chasser pour se nourrir et se protéger des autres bêtes et des intempéries : une cabane, des vêtements, une arme. Au strict niveau des compétences «personnelles» c’est tout ce qu’il suffirait d’apprendre.
Or, voilà, justement, nous n’en sommes pas là. De fait, il n’y a pas de savoir strictement «privé», il n’y a pas de «connaissances personnelles» ou «individuelles». Ce que nous apprenons tous, individuellement, fait partie d’un réseau complexe de connaissances qui distingue les humains des bêtes. Ce réseau porte un nom : la civilisation.
Dans tous ce discours sur la «valeur» économique de l’éducation, il y a une chose qu’on ne dit peut-être pas assez souvent. Apprendre, ce n’est pas seulement acquérir des compétences. C’est d’abord, surtout, prendre conscience de tout ce qu’on ne sait pas. Plus nous avançons dans les dédales du processus académique, plus nous réalisons quelque chose d’essentiel : nous devons à toutes les secondes choisir ce que nous allons ignorer…
…Nous apprenons, dans les faits, que nous ne savons pas… Plus on se spécialise, plus on choisit d’ignorer. Plus nous apprenons à dire : « ça, je ne le sais pas ».
…Et plus nous réalisons à quel point il est réconfortant de savoir que, quelque part, quelqu’un le sait… Et qu’à moins d’être un con patenté, nous devrons entrer en dialogue avec lui.
Cette simple étincelle qui fait apparaître une sorte de triade savoir/ignorance/dialogue résume peut-être à elle seule le fil qui tisse le tissu social.
Dans le débat sur les frais de scolarité qui nous occupe tant depuis quelques jours, le savoir humain, la culture, a été relégué au strict niveau de sa valeur marchande dans une logique de compétition entre des entités privées. -Tu veux apprendre, paye. -Oui mais je vais payer des impôts. –Justement, tu seras riche, alors je vais te faire un prêt, tu payeras plus tard…
Peut-on, une seconde, une seule fois, se permettre d’envisager que le savoir n’est pas un simple choix de carrière? Le savoir, c’est un trésor collectif, un peu comme la langue chez Saussure : quelque chose qui nous appartient tous mais que chacun ne possède complètement.
Ce n’est pas tant telle ou telle hausse des frais de scolarité qui cause problème. Je m’oppose à celle-ci comme je m’oppose à tout ce qui éloigne l’éducation de la gratuité, en étant conscient que c’est peut-être une utopie qu’il me faut parfois troquer contre l’accessibilité. C’est ce qu’on appelle faire de la politique. Mais plus fondamentalement encore, ce qui est en question, ce n’est pas une hausse à laquelle nous assistons, mais bien à une réduction. Une réduction du savoir, une réduction de la culture et, oui, ainsi, une réduction du tissu social, déjà passablement amoché, ou chacun ronge l’os de ses «compétences».
Au point où nous en sommes, à défaut de pouvoir revendiquer la gratuité pure et simple en éducation, nous devons nous contenter de défendre «le moins cher possible». Soit. C’est de bonne guerre. Mais rappelons-nous bien la raison fondamentale de cette lutte: parce qu’un seul individu handicapé au niveau du savoir, c’est une faille dans le tissu social.
…Un tissu social déjà passablement abîmé. Très, même, je dirais.
Il faut s’opposer aux augmentations des frais de scolarité, parce qu’il faut de toute urgence revendiquer une hausse de l’éducation.
Vous êtes des humains. Faites du bruit.
Facilement mon article préféré depuis le début de la grève, je l’partagerai sans relâche. Question : Dans quel ouvrage de Saussure trouve donc cette citation dont vous avez parlé?
Effectivement, il faut hausser l’éducation, pas son prix.
Et +1 pour la référence à Ferdinand de Saussure 🙂
C’est par ici :
« “Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus; Car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. »
SAUSSURE, Cours du liguistique générale, Paris, Payot, 1978, pp. 30-31
Ben oui. Tout doit être gratuit, hein? Belle utopie que vous imaginez.
Si les hommes n’avaient jamais rêvé, il n’y aurait pas eu de civilisation.
Demander que l’éducation soit gratuite ne signifie pas qu’on veuille que tout soit gratuit. Ce sont deux choses distinctes.
Que tout soit gratuit est une utopie.
La gratuité scolaire serait une utopie si c’était impossible à réaliser. Or il n’en est aucunement le cas: en effet plusieurs pays occidentaux ont la gratuité scolaire. Or ces pays existent et en plus ils fonctionnent plutôt bien (eg. la Norvège, l’Allemagne, la France).
Et pourtant, plusieurs pays occidentaux ont la gratuité scolaire et ne le regrettent pas!
J’adore l’article et ce mot de Julien « Si les hommes n’avaient jamais rêvé, il n’y aurait pas eu de civilisation. »
Cela me fait pensé à ce qu’un ami me disait un jour
« La radicalité est quelque chose de beau. Elle correspond à une inspiration forte, à une intention de création d’un ordre.
De nombreuses initiatives importantes commencent ainsi, par une sorte de volonté déterminée de ne pas transiger sur quelque chose, de ne pas se satisfaire de l’existant, de porter une valeur à laquelle on croit sans souci des avis des uns et des autres, en ne comptant que sur sa propre exigence, seule à compter à nos propres yeux. La radicalité se confond souvent avec l’exigence personnelle. Le conformisme, et le souci constant d’arrondir les angles et de ne choquer personne, de se tenir entre les limites prescrites par la morale sociale, n’est pas tellement propice à la création de quoi que ce soit. C’est pratique pour vivre en société ; mais ça n’engendre pas de nouvelles choses. Certes, des nouvelles choses peuvent être créées par le simple dialogue paisible ; mais est-ce toujours ou nécessairement le cas ?
Sans être nécessaire en art (il croyait aussi au travail qui se fait au sein d’une tradition, sans rupture), elle est néanmoins régulièrement présente, à chaque fois que le cadre existant semble instatisfaisant à l’auteur pour ce qu’il porte, et qu’il a besoin de faire exister quelque chose d’autre, qui ne se distingue pas par une simple nuance, mais qui soit « radicalement », donc, différent.
La radicalité correspond donc à la volonté d’établir quelque chose de nouveau, de nouvelles bases, en rupture avec un existant qui est perçu comme inadéquat. »
On ne pourra demander d’être radical au point de demander la gratuité, comme le précise M. Jodoin, mais on peut être contre la hausse et tenir son point de vue. Plusieurs experts le témoignent (voir l’IRIS: http://www.youtube.com/user/IRISrecherche?feature=watch)
Pour ceux (citoyens ou étudiants) qui sont contre la hausse, agir en signant la pétition sur le site de l’Assemblée Nationale du Québec :
https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-2597/index.html
Il faut distribuer ce lien, une façon pacifique de nous faire entendre…
Super texte. Je suggère cette lecture : La fabrique de l’homme endetté ( http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/26/la-fabrique-de-l-homme-endette-de-maurizio-lazzarato_1577745_3232.html ).
Je ferai du bruit!
Excellent texte.
En voici également un qui est dans le même veine (publié hier). Ce n’est pas qu’un débat sur l’éducation, mais bien sur les fondements du savoir et l’évolution de la compétence.
« Petite réflexion sur l’utilité et l’instrumentalisation des études et du savoir » : http://simoncrepeault.blogspot.com/2012/02/petite-reflexion-sur-lutilite-et.html
Lier le coût raisonnable, certain dirait même faible coût, d’une formation supérieure avec un inévitable glissement du savoir au sein de la société serait la parfaite illustration d’un sophiste pur, et ne serait même pas se qualifier d’heuristique. Lorsqu’il est question de sociétés telles la France et l’Allemagne, il faut rappeler qu’il y a à peine 15 ans la France était encore la 4e puissance économique. Au même. Moment le Canada ne se qualifiait pas pour le G7, son adhésion étant acceptée à la demande de son principal partenaire économique qui y voyait un frère jumeau lors des votes. En plus d’être simpliste, cette assertion est à la lisière d’une logique purement fallacieux, n’y manquant seulement la duperie volontaire pour laquelle j’ai encore espoir d’être absente la plupart du temps.
Je souscris à 100% au fait que le développement de nos connaissances n’a pour aboutissement que la réalisation de l’abîme de nos manquement.
La prolongations de cette logique serait que savoir peu est sans doute le PIRE ennemi de l’homme, parce que « ce peu » agit telle une couverture chaude & réconfortante, nous berce dans une illusion de certitude, de suffisance, face à l’interprétation de problèmes nouveaux. Au point même de devenir des acteurs, malgré nous, messagers de de la tromperie.
Je suis en accord avec certains points. Mais je demeure pour l’augmentation des frais de scolarité pour plusieurs raisons. Je suis un peu tanné de l’effort qu’on me demande de fournir toujours pour les autres. Je fais mon effort tant financier qu’en implications communautaires, même plusieurs efforts pour faire avancer et soutenir la collectivité. Par contre je suis las de certains québécois qui croient que tout leur est dû.
Nous n’avons pas que des droits, nous avons des devoirs. Quels efforts sommes-nous prêts à faire individuellement pour améliorer notre sort. Que ce soit en santé ou en éducation nous avons évacué quasi-totalement la notion de responsabilité individuelle. Ce n’est pas à l’état de légiférer sur des taxes à la malbouffe comme ce n’est pas non plus à l’état de nous motiver à améliorer nos connaissances ou prendre soin de notre santé. Tu n’as pas de connaissance, tu n’auras pas accès aux postes bien rémunérés. Mets les efforts et tu y gagneras.
Nous devons réaliser que nos acquis du passé ont un coût et que de ne jamais remettre en question le sempiternel modèle québécois nous mènera à notre faillite. Le titanic qu’est le Québec ne tournera pas sur un dix cent et nous voyons déjà l’iceberg.
De sages paroles. En plus, c’est comme si vous aviez lu mes pensées.
Le problème avec l’exemple de la malbouffe, c’est que si elle est moins chère que la nourriture saine, certains se laissent guider par les prix, alors que d’autres ne peuvent tout simplement pas se le permettre.
Taxer la malbouffe est un moyen efficace d’inciter la population à modifier les habitudes de vie. La corde sensible de la population est malheureusement trop souvent le portefeuille. Vous direz peut-être que les gens doivent se responsabiliser, mais si l’industrie ne produit pas en grande quantité ce qui est « bon » pour la population, ce sera plus cher et seulement un partie de la population, celle qui est conscientisée ET qui peut se le permettre, fera les « bons choix ».
Un bon exemple de ce phénomène serait le choc pétrolier (1973). La hausse du prix du pétrole a amené l’industrie à concevoir des petits moteurs 4 cylindres pour réduire la consommation d’essence en raison de l’augmentation fulgurante de son prix. Si une taxe équivalente à la hausse du prix du pétrole avait été instaurée avant le choc pétrolier, l’industrie aurait dû ajuster ses moteurs, même sans choc pétrolier. Les revenus étatiques provenant des taxes aurait alors servi au bien commun de l’État émettant ladite taxe, et non aux pays exportateurs de pétrole. Le résultat net: des moteurs qui consomment moins, sont plus efficaces et des revenus étatiques supplémentaires provenant des taxes.
C’est donc un moyen d’inciter la population, et donc l’industrie et son offre de produits, à faire des choix judicieux en utilisant ce mécanisme qu’est la corde sensible du portefeuille, tout en faisant profiter la collectivité des revenus additionnels, plutôt que de faire profiter quelques têtes dirigeantes qui, oui créent de l’emploi, mais s’enrichissent démesurément au détriment de la collectivité ET de leurs propres employés (selon le pays dans lequel est produit le bien).
L’écart de richesse grandissant, il est là.
Pour revenir à la hausse, et pour faire un parallèle avec les CPE (que plusieurs accusent de coûter trop cher aux contribuables), voici la preuve que les CPE non seulement s’autofinancent, mais génèrent des profits! http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Mars2011/10/c9789.html
Il en est de même pour l’éducation supérieure. Les revenus en impôt dépassent ce que coûte la formation d’un diplômé. Le diplômé peut alors redonner à la collectivité (en impôt) ce qu’elle lui aura fourni gratuitement: l’éducation. Bien sûr que le diplômé en bénéficie de son éducation, mais s’il la paie de sa poche, voudra-t-il ensuite redonner à la collectivité en impôt ce qu’il s’est payé lui-même? Non.
Et ce sont là c’est les fondements d’une société individualiste dans laquelle je ne crois pas. C’est aussi les conditions idéales pour une augmentation croissante des inégalités qui sont sources de tensions au sein d’une société.