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Chercher le trouble

Tir groupé en provenance du Journal de Montréal aujourd’hui, par les plumes de Lise Ravary et Sophie Durocher, à propos du projet trouble.voir.ca qui fait un peu la manchette depuis quelques temps. Je peux le comprendre et, pour tout dire, je m’y attendais. Je le prends pour ce que c’est, la vie étant la vie. C’est de bonne guerre.

J’aimerais prendre ici quelques lignes de votre temps et du mien pour répondre à ces deux interlocutrices qui semblaient vraiment indignées, criant même à la honte totale dans laquelle je devrais me baigner. Leurs doléances recoupent par ailleurs plusieurs reproches que j’ai pu entendre depuis quelques jours de la part de divers intervenants, ce qui me permet de répondre globalement à quelques détracteurs.

Retenons trois idées qui résument leurs prises de position:

[1] Premièrement, je devrais me repentir d’avoir accepté la candidature d’un sombre personnage du web, Gab Roy, qui multiplie les propos immondes au gré de son humour scabreux. Je résumerai cet argument par la formule «réhabilitation impossible».

[2] Deuxièmement, en mettant en ligne sur cette nouvelle plateforme une vidéo où un type complètement déjanté –Dominic Pelletier- profère des propos ahurissants et inacceptables, je devrais me confesser d’un péché médiatique. Appelons cet argument «culpabilité par diffusion».

[3] Troisièmement, tout cela serait carrément inadmissible de la part d’un média sérieux qui fut naguère un grand magazine hebdo incontournable et sans reproche. Permettez-moi de sourire un peu, mais bon.

Vous me suivez toujours?

Ok… Avançons dans ces sentiers sinueux.

La réhabilitation impossible

Les cas de réhabilitation impossible sont assez rares dans le monde du divertissement et des médias. Plusieurs intervenants, souvent des humoristes, ont tenu des propos qui ont pu sembler carrément inacceptables, sans pour autant devenir des parias ou être bannis des médias.

On pense volontiers à Mike Ward et sa blague sur la petite Cédrika Provencher –et bien d’autres, mais c’est la plus connue. On pense aussi à Guillaume Wagner et ses propos sur Marie-Élaine Thibert (cherchez un peu, vous trouverez bien…). De l’humour dur, aride, inacceptable pour certains. Et pourtant, que je sache, ces gentlemen ne sont pas privés de tribunes dans les médias. On couvre leurs spectacles, on accepte leurs dollars publicitaires et il ne serait pas exotique de les voir animer un gala ou prendre part à une émission à Radio-Canada ou TVA. On pourrait même lire un jour leurs chroniques dans un quotidien, ça n’étonnerait personne.

Les exemples sont nombreux, mais la palme de la réhabilitation revient cependant à Gilles Proulx.  Commentant une affaire de viol –un viol réel, dans la vraie vie, avec une vraie victime- sur les ondes de TQS, jouant le rôle du diable dans une émission assez populaire, il avait tenu des propos complètement malades sur la jeune victime. Du grand art de la nullité et de la saleté.

Je cite un article du Devoir paru à l’époque :

«Au cours de l’émission L’Avocat et le Diable de vendredi dernier, Gilles Proulx avait affirmé que la victime d’un jeune violeur était «une petite garce», «une petite vache», «une petite cochonne» et «une provocatrice». L’adolescente avait été violée et violentée par Frédéric Dompierre à Sainte-Catherine en novembre 2003.»

Proulx a été forcé de démissionner par la suite. On le croyait médiatiquement mort.

Où se trouve Gilles Proulx aujourd’hui? Vous vous posez peut-être la question. Qui a bien pu l’accepter dans ses rangs suite à de tels propos complètement ahurissants?

Il est aujourd’hui au Journal de Montréal. Il anime une émission de radio sur le web, en alternance avec Sophie Durocher, sa collègue.

Évidemment, l’argument du celui-qui-le-dit-celui-qui-l’est n’en est pas un. On peut au moins se questionner sur l’indignation à deux vitesses, sans plus.

À quoi servent ces exemples donc? Simplement à démontrer que malgré des écarts de conduite manifestes –et qu’il faut considérer comme tel- une personnalité médiatique ne meurt pas si facilement et que son éventuel talent ne se dissout pas dans ses faux pas, aussi faux qu’ils soient.

Bien des humoristes et des personnalités médiatiques, pour diverses raisons bonnes ou mauvaises, sont « réhabilitables ». Il en va de même pour Gab Roy, n’en déplaise aux porteurs de goudron et de plumes.

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La culpabilité par diffusion

L’autre questionnement concerne la mise en ligne de propos extrêmes tenus par un type qui a toutes les apparences d’un fou furieux trouvé dans les couloirs sombres du web bizarre. Personne n’en doute, il s’agit de propos alarmants, condamnables, inquiétants même. À chaque fois, c’est la même histoire, on reproche à ceux qui les diffusent de leur donner une attention et une tribune qu’ils ne méritent pas. Indigne d’un média sérieux, qu’on nous dit. Au mieux, une telle diffusion ne peut être animée que par une recherche désespérée et populiste de clics faciles.

C’est un point de vue. Encore ici, il est au moins possible d’identifier quelques exemples notables. On peut penser au Doc Mailloux, tenant des propos carrément racistes aux Francs tireurs il y a quelques années. On peut aussi songer à Raël ou même à Jeff Fillion à Tout le monde en parle sur les ondes de la très sérieuse Radio-Canada. Des types inquiétants d’une crédibilité plus que douteuse qu’il vaudrait mieux faire taire selon plusieurs.

On peut aussi penser à Strip-Tease, magazine de société  belge créé par Marco Lamensch et Jean Limbon où on présentait volontiers des néo-nazis, des remonteurs de voiture compulsifs, des maniaques de l’armement militaire et toute une foule de gens très bizarres aux propos déroutants, sinon révoltants. Un magazine désormais culte qui fut même rediffusé à TV5 à la fin des années 90.

Dans un autre ordre d’idée, gardons aussi en mémoire l’entrevue de Joyce Napier avec Karla Homolka à Radio-Canada en 2005. Une conversation rondement menée, avec sérieux et précision, mais constatons au moins tout le glauque du sujet et sa popularité. Il en va de même pour les Inrockuptibles qui rencontraient récemment Bertrand Cantat. Une hérésie selon plusieurs.

Évidemment, encore une fois, pointer ces exemples ne donne rien comme argument mais permet de se poser au moins une question : Est-ce qu’en diffusant les propos les plus horribles ou en acceptant de rencontrer des perdus de la société qui ont commis des gestes immondes, tous ces diffuseurs et médias –et ils s’y adonnent tous, sans exception- font la «promotion» de tels propos et de tels actes?

Est-ce que Radio-Canada, en invitant Raël, engage ce faisant –pour le dénaturer- le travail sérieux de Yanick Villedieu aux Années lumière ou Alain Crevier à Second regard?

Évidemment, la réponse est non.

Le font-ils alors pour les cotes d’écoute, les clics et une augmentation du tirage?

Sans doute, oui, mais pas exclusivement. Réduire ces exercices à leur simple valeur marchande ne rend pas justice à la diffusion médiatique comme miroir de la condition humaine. On filme des meurtres, des guerres, des massacres. On enregistre des images intolérables, des immondices, des cataclysmes. Le malheur du monde et la bizarrerie sont des contenus diffusés à grande échelle à toutes les heures du jour.

Eh oui, les médias documentent le mal. Ils pointent l’altérité parfois radicale.
Pourquoi? Pour une raison toute bête: parce que ça existe. Parce que le vaste observatoire de l’humanité que sont les médias observe justement des humains. Et, vous le savez, les humains, ce n’est pas toujours gentil.

Vous le savez, car si l’audimat augmente face au tragique, c’est parce que vous le regardez.

Pourquoi?

Je n’ai pas de réponse à cette question. Je suis comme vous. Je me questionne.

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Une zone trouble

Une dernière question demeure en suspens. Pourquoi le Voir s’aventurerait-il dans ces contrées où des personnalités controversées peuvent créer du contenu en montrant parfois des humains pas nécessairement gentils? Pourquoi s’aventurer dans les lieux sombres du web?

Oublions le scabreux et la controverse un instant. Pourquoi seulement s’intéresser à ces «célébrités» du web alternatif qui sont, de l’avis de plusieurs, des bons à rien.

D’une part, on a pointé la recherche de «clics». Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas suffisant. Il convient à tout le moins, encore, de se poser quelques questions. Comment un type comme Matthieu Bonin, par exemple, armé d’un Iphone et dépourvu de moyens professionnels peut attirer l’attention de plus de 80 000 personnes sur Facebook alors que La Presse, qui en rejoint 100 000, vient d’engloutir plus de 40 millions dans La Presse+? Cette nouvelle plateforme de Gesca, selon ce qu’on sait, compte quelques 250 000 abonnés sur son application. Bonin en fait le tiers avec absolument rien comme structure. Il rejoint aussi trois fois plus d’adeptes que le Journal de Montréal, qui compte 25 000 abonnés et près de deux fois plus que le Devoir qui en compte 45 000… Trois fois plus que le Voir qui en rejoint 25 000 et 4 fois plus que l’Actualité avec ses 17 000 abonnés…

Constatons seulement cela, sans état d’âme. Pourquoi? Qui sont ces gens qui sont intéressés par ces nouveaux venus sortis de nulle part sans autre publicité que leurs vidéos et statuts Facebook?

Lisent-ils seulement les journaux et regardent-ils la télévision? Sinon quoi?

Qu’est-ce qui se passe au juste?

Sans aucune prétention, je suis assez bien placé pour savoir que tous les stratèges médias machins de tous les comités de direction de tous les médias se posent cette question: Mais qu’est-ce qui se passe? Où avons-nous manqué le coche avec nos armées de blogueurs et nos applications modèle turbo nickel chrome?

Qu’est-ce qui se passe? Comment ce gus sorti de nulle part peut-il nous rejoindre comme ça?

En toute franchise, je n’ai pas de réponse à cette question. Mais vous pouvez être convaincus d’une chose, elle me turlupine à toutes les heures du jour. Certes, je compare des poires et des oranges. Que des vedettes vendent plus de disques nuls qu’un média de l’info, ce n’est rien de nouveau. Que McDo ait plus de clients que La semaine verte, c’est connu. On vend plus de guide de l’auto que des recueils de Rimbaud. Mais ce qui brise toutes les traditions et les conventions, c’est que désormais, tout le monde est un média et que ces contenus créés par des quidams entrent directement en compétition –et sur le même terrain- avec les médias d’information et de divertissement grands publics. Et ce n’est qu’un début.

Ça ne vous intéresse pas, vous, de comprendre ce que font ces nouveaux venus, aussi déplaisants et impolis qu’ils puissent vous sembler? Vous ne vous demandez pas un peu comment pensent ceux qui les suivent et les écoutent?

Moi oui. Beaucoup. Au-delà des clics, bien avant les profits ou le buzz médiatique, ces gens et leurs auditeurs m’intéressent. Grandement.

Autrement, aussi bien les abandonner et laisser aller sans tenter de les comprendre tous ces nouveaux spectateurs et auditeurs. Aussi ben les jeter sans même faire l’expérience de ce qu’ils ont à dire et ce qu’ils souhaitent entendre.

Si vous choisissez cette voie, je ne sais trop quoi vous dire, sinon que vous êtes vraiment dans le trouble. Encore plus que vous ne le croyez.