Salut grande fille,
Je t’écris de La Grande du Sud. C’est le nom de ma
chambre aux Matins Tranquilles, pittoresque gîte tenu par Doris, mère nourricière
de tous les écartés qui aboutissent à Rouyn-Noranda: truckeurs, gars de la
construction, commis-voyageurs et journalistes venus assister au Festival de musique
émergente en Abitibi-Témiscamingue (je mets «journaliste» au pluriel, mais il
serait pour le moins surprenant que le gars avec la chemise Big Bill que j’ai
croisé tantôt en allant aux toilettes soit ici pour le FME).
J’écris «pittoresque» mais, en réalité, je connais
peu de peintres qui auraient été capables d’imaginer la décoration des lieux
(peut-être Dali, et encore…) Au-dessus de la table de travail, trois Mona Lisa
de tailles différentes accrochées au mur me toisent comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Comme si je gâchais leur week-end. C’est
insoutenable, je ne peux pas travailler, j’ai l’impression d’être sous
interrogatoire. J’ai préféré me réfugier au lit, à l’ombre d’une gargantuesque toile
signée Sénéchal (génie tristement méconnu), rencontre improbable entre la pochette du
Jaune de Ferland et Le Livre de la jungle. Une animatrice de
Canal Vie rechignerait sans doute à la vue de ce bazar en invoquant les
préceptes du Feng Shui et elle aurait bien tort.
Mes muscles endoloris et moi sommes arrivés autour de 17h
hier après une journée de «gros rap sale» et de kompa soigneusement sélectionné
par le DJ en résidence de la vannette, Master J. La laideur post-nucléaire de Mont-Laurier, pit stop sis à mi-chemin entre le "bas" (Montréal) et le "haut" (l'Abitibi), me fera toujours
aussi mal. Laurent disait hier que «ça ne sert pas à être beau».
Moi, je trouve que ce n’est pas une raison. Quoi qu’il en soit, les toastés
moutarde-choux du casse-croûte Chez Lépine présentent toutes les qualités
bourratives que le routard est en droit d'exiger. Pour tout te dire, j'ai dormi pendant la moitié du trajet, minimum.
Passwords
inaugurait le festival sur la scène extérieure érigée au centre de la 7e rue.
Si leur album ne m’avait pas jeté par terre
– indie-rock psyché-machin plutôt éthéré et désincarné –, les chansons
prennent du gallon en live, surtout grâce à Emmanuel Éthier, le guitariste à tout faire capable de tirer vers le haut
un refrain moyen en prolongeant quelques notes avec sa whammy bar. Le chanteur est cute, si tu avais été là, je suis sûr que tu me l'aurais fait remarquer.
Avant Gatineau,
je me suis offert un sandwich au pulled pork. Je trouvais que le cuisto exagérait en
ajoutant à ma commande la moitié d’un rouleau de papier brun. Comme de raison, je m'en suis mis partout et
me suis échappé des gros morceaux plein de sauce sur les souliers. Il ne faut pas que j'oublie de demander à Doris si elle a de la cire à chaussures.
Séba de Gatineau
est arrivé à bonds de kangourou sur scène.
Veston blanc, coupe asymétrique gominée, t-shirt des Ramones de chez H&M,
jeans étroit au possible; le rappeur nerveux comme un ressort joue sans
vergogne la carte du dandy punk sapé comme un prince. C’est qu’il faut surveiller son apparence
quand on annonce d’entrée de jeu que l’on ne s’intéresse pas aux belles filles
dans la foule, mais plutôt aux mères des belles filles dans la foule
(pour enchaîner sur Motherlover). Je
ne me souvenais pas à quel point j’ai de l’affection pour cette bibitte-là,
verbomoteur diphtongueur (Claude Françoy!) qui cherche constamment la
lentille des photographes pour leur asséner sa meilleure grimace. L’imagination
du mc dans le choix de ses sujets –
prends cette Révolutionnaire, tirade
sur l’embourgeoisement des anarchos/hippies/granos de cégep qui remisent leurs
idéaux en vieillissant -, le place dans
une catégorie à part, même si musicalement, son groupe se perd parfois en
conjectures, fait flèche de tout bois, étire indûment les jams, sans que l’on
sache très bien où le bateau s’en va. En somme, je m’ennuie de l’outrance scatologique
du précédent album et de Dom Hamel (désormais chez Orange Orange), qui
tempérait les ardeurs de l’histrion qu’est Séba, mais ai passé un moment
fort amusant.
Tu aurais bien aimé la très seyante tunique rouge geisha
de la choriste, une mignonne minaudeuse qui prononce chaque phrase comme s’il s’agissait
de la plus inavouable des cochoncetés. Moi, j’étais tout chose.
Sur le parvis de l’Agora des Arts, il était de très bon
ton parmi la nébuleuse critique (bien représentée ici ce week-end) de persifler
contre Vincent Vallières, qui s’apprêtait
à monter sur la scène de la 7e rue. Oui, j’abondais dans leur sens,
l’émergence a le dos large (il faut que tu saches que le FME organise à chaque
année un concert fédérateur de ce genre). Oui, l’ubiquitaire ballade-pour-briquets
On va s’aimer encore me tombe aussi sur la
tomate (sur le Cheerios?), mais je les trouve bien durs, un peu snobs, mes
collègues, avec le «petit gars de Fleurimont» (dixit la Reine des Marches). Je
sais, je sais, toi aussi tu les trouves faciles ses rimes «amour/toujours».
Cesse de te moquer de moi, petite vlimeuse. Même si ça ne t'intéresse pas, je te raconte que j’ai attrapé
la fin de son concert et que la version grunge de O.k.
on part m’a dépeigné comme je n’ai jamais été dépeigné dans un concert de
Vallières.
Sarcasme pour sarcasme (un champ d’activités pour lequel
je fais ma part), j’avais annoncé à qui voulait l’entendre en début de
soirée que je n’avais que faire de Piano
Chat. J’en faisais une question de principe. Fuck!, Piano Chat, juste le
nom invite à la médisance.
J’ai avalé ma gorgée de Boréal rousse de travers en
entrant à l’Agora des Arts. Un mur de distorsion et de bruit blanc douchait les
spectateurs transis de sueurs. Piano Chat, c’est donc un homme-orchestre qui s’autoéchantillonne
pour mieux accumuler les couches de guitares distorsionnés et de voix
apocalyptiques sur des rythmes tribaux. Piano Chat, ce nom, cette gaminerie, c’est
fort probablement de l’ironie. Moi, je l’aurais appelé «Lynx maniacodépressif» le
projet de ce Français surexcité, qui s’entendrait bien avec les Mancuniens de
WU LYF et qui compense toutes ses faiblesses (il chante dans un anglais
phonétique, joue péniblement de la batterie) avec un surcroît d’énergie, l’énergie
de celui qui se meure de communier avec son public. Je suis sûr que tu aurais
dansé comme la furie que tu peux parfois être quand il a demandé à tout le
monde de s’approcher de lui pour les derniers morceaux plus «dancefloor». «Putain,
je suis au Québec», qu’il s’est exclamé à la fin, en nage. Content d’avoir fait
sa connaissance et d’avoir reçu une de ses gouttes de sueur.
Je suis allé me lover au creux des chansons de Jimmy Hunt pour la fin de la soirée au
Cabaret de la dernière chance. Emmanuel Éthier, dont je te parlais tantôt, donnait
avec le svelte folkeux son deuxième concert de la journée. Est-ce pour souligner cet exploit que le beau Jimmy
lui a fait boire un shooter de bière/liquide à plancher («J’étais sûr que c’était
du vin blanc», a-t-il offert en guise d’excuse).
Les chansons de l’album dont tout le monde connaissait les paroles hier gagnent
vraiment en profondeur et en force d'impact quand elles bénéficient de l’apport des trois musiciens
(Éthier en tête et Maxime Castello, un bassiste inventif et mélodique, qui dodeline au son de
son élégante Hofner).
Devant la scène, une beauté du Nord dans une robe rouge
vin chantait avec Jimmy, surarticulait chacun de ses refrains nonchalamment
cool en échangeant des regards entendus avec sa meilleure amie. Ça allait de
soi. Je suis sûr que tu aurais essayé de lui arracher un french de fin de
soirée à celle-là.
Ce matin, je suis allé faire un tour à la librairie En
marge, j’en reviens tout juste en fait. La dernière fois que j’y suis passé, j’avais
pris un Pedro Mairal (Une nuit avec
Sabrina Love), l’histoire attendrissante d’un jeune homme de la campagne
argentine qui doit se dépatouiller pour atteindre Buenos Aires afin de réclamer
son prix (une nuit d’amour avec une vedette de la porno). L’avais lu d’une
traite au zinc de la sandwicherie Chez Bob. En marge, c’est une vraie librairie,
pas un simple marchand de livres. En connais-tu beaucoup des libraires qui tiennent
plusieurs John Fante, ton John Fante? Je
t’ai pris Le Vin de la jeunesse. Tu l'as déjà lu?
je t’embrasse,
Dominic
*Le gentilé officiel désignant les habitants de
Rouyn-Noranda est "Rouynorandien". "Rouandais" a été abandonné par les autorités en
1987 pour éviter la confusion avec "Rwandais" (du Rwanda). Tu comprendras que le bon
conservateur que je suis préfère le mot tombé en désuétude à celui en usage.