BloguesÉlise Desaulniers

Ils sont 7 millions, faut se parler

Je suis trop frileuse pour me balader à moitié nue au centre-ville et distribuer des dépliants dénonçant l’industrie de la fourrure, je ne me rends pratiquement jamais dans les manifestations. Par contre, j’écris, je parle, j’écoute. Je blogue. J’ai publié l’automne dernier un essai sur les conséquences de notre alimentation, j’ai rencontré des centaines de personnes en conférence, répondu à autant de courriels de lecteurs.

Lorsque j’ai appris il y a quelques jours que la Humane Society américaine s’était entendue avec McDonalds pour mettre fin à l’utilisation des cages de gestation chez les producteurs de porc, j’ai vu la preuve que le dialogue pouvait amener de grands changements. J’ai alors envoyé un petit mot à la Fédération des producteurs de Porc du Québec pour avoir son avis sur la question.

Une vie pas rose

Le Québec produit plus de 7 millions de porcs par année. 7 millions de porcs élevés dans des conditions que je considère comme misérables : les mâles sont castrés à froid. On leur coupe aussi les dents et la queue et seront entassés dans des enclos pendant six mois avant d’être abattus. Pour leurs mères, la situation est encore plus dramatique : elles passent tout le temps de leur grossesse coincées dans des cages de 60 cm de large, les fameuses cages de gestation que McDo demande à ses fournisseurs de retirer. Ses cages sont si étroites qu’elles ne peuvent se retourner ni socialiser et sont contraintes de dormir et de faire leurs besoins au même endroit. Et juste avant d’accoucher, on les placera dans une autre cage, celle-là de mise bas où elles seront immobilisées, couchées sur le côté sans pouvoir toucher leurs petits. Et quelques jours après avoir mis bas, les truies sont de nouveau inséminées et donneront ainsi naissance à environ 6 portées avant d’être envoyée à l’abattoir à l’âge de trois ans.

Pendant ce temps, un peu partout dans le monde et pas seulement chez les fournisseurs de McDo, on commence à considérer le bien-être des cochons comme une priorité. En Angleterre et en Irlande, la castration est interdite alors qu’aux Pays-Bas et en Suisse, on la pratique sous anesthésie. Toujours en Europe, il est interdit de couper la queue des cochons depuis presque 10 ans et on doit maintenant offrir aux porcelets des « conditions de vie enrichies » où leurs instincts naturels peuvent s’exprimer. Quant aux cages de gestation, elles sont déjà interdites en Europe, le seront en Australie à compter 2017 et le sont déjà dans quelques états américains.

Une production dans le rouge

Au Québec, l’industrie porcine est une des seules productions agricoles de masse à ne pas être soumise à la gestion de l’offre. Elle s’opère donc en libre marché et est exportable. Au milieu des années 90, le Gouvernement du Québec a vu là une opportunité et a encouragé les producteurs à aller à la conquête des marchés mondiaux

L’État a fait en sorte que l’accès au crédit soit facilité et les producteurs ont ainsi pu emprunter pour développer leurs activités. C’est à ce moment qu’on a vu l’apparition des mégaporcheries. De 5 millions de têtes par année en 1995, la production a grimpé à 7,5 millions au début des années 2000 dont 60 % était consacré à l’exportation alors que le nombre de fermes est passé de 4700 à 2700.

De moins en moins de fermes, de plus en plus grosses. Et de plus en plus endettées. En effet, les Américains et les Brésiliens ont rapidement compris la recette pour produire du porc bon marché et n’ont pas mis de temps à venir nous concurrencer sur nos marchés d’exportation. Aujourd’hui, le marché est saturé et les prix sont à la baisse. Depuis plus de 5 ans, la production porcine se fait à perte et la différence entre le coût de production et le prix de vente est comblée par le programme d’Assurance stabilisation du revenu agricole (ASRA). Le budget de ce programme de la Financière agricole provient aux deux tiers de l’État et à un tiers des producteurs eux-mêmes. Or, au jour d’aujourd’hui, la Financière est déficitaire de 639 millions de dollars : et les trois quarts de ce déficit sont attribuables à l’industrie porcine. Pendant ce temps, les producteurs se plaignent de leurs difficultés financières.

Le problème n’est-il pas structurel? Les producteurs de porc n’auraient-ils pas intérêt à revoir en profondeur leurs manières de faire?

Faire mieux, avec plus de bien-être

En 2008, le rapport Pronovost sur l’avenir de l’agriculture de l’agroalimentaire québécois soulignait déjà l’importance de prendre le taureau par les cornes et d’améliorer les conditions d’élevage de nos animaux. Depuis, rien n’a été fait et le Livre vert publié au printemps 2011 a pratiquement éclipsé toutes les questions de bien-être animal pour ne s’intéresser qu’à la vitalité économique de l’agriculture québécoise.

Et si la santé économique de l’industrie porcine dépendait du bien-être des porcs? Il y a quelques semaines, l’émission On est tous dans le champ sur Télé-Québec présentait l’exemple du Danemark comme un modèle à suivre. Le Danemark produit 23 millions de porcs par année pour une population de 5 millions d’habitants. Plutôt que de chercher de produire le plus de porc possible au plus bas prix comme le Québec, le Danemark a décidé de viser une niche : celle du porc bien élevé sans antibiotique. Il a aussi décidé de faire du bien-être animal et du respect de l’environnement son label pour se distinguer sur les marchés d’exportation. Malgré les coûts de production élevés, les Danois sont devenus un des principaux exportateurs de porc au monde : leurs produits sont recherchés par des consommateurs qui sont de plus en plus nombreux à être soucieux de la qualité de leur alimentation.

Têtes de cochons ?

La production porcine telle qu’on la pratique au Québec ne sera jamais rentable. Une bonne façon de mettre fin à l’hémorragie est de rendre le soutien de la Financière Agricole conditionnel à une restructuration complète de l’industrie autour d’une production respectueuse du bien-être animal et de l’environnement. Comme point de départ, inspirons-nous simplement de ce qui a fait ses preuves ailleurs : pas de cages de gestation, plus de castration à froid et plus d’antibiotiques.

Puisque la Financière agricole est financée aux deux tiers par l’État, nous sommes en quelque sorte actionnaires de l’industrie porcine au Québec. Si on prenait la peine de nous demander quelle sorte de production on souhaite,  il me semble clair que les Québécois seraient nombreux à soutenir une amélioration des conditions d’élevage. Nos pratiques relèvent d’une autre époque et nos valeurs ont évolué depuis.

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Sans surprise, les producteurs de porc ont refusé de me parler. Ils continuent de se considérer comme des leaders mondiaux en bien-être animal et ne semblent pas entrevoir de grands changements dans leurs pratiques. Mon téléphone reste allumé, comme celui de mes amis à la Humane Society. Ils sont quand même 7 millions, faut se parler…