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À bout de souffle

Elle a quelque chose de baveux, Anne Teresa de Keersmaeker. La grande chorégraphe belge ne distribue pas les clefs au public pour ouvrir toutes les portes qu’elle lui offre, mais la beauté et la force d’En atendant, présentée hier au FTA devant un public un peu frileux (soirée bénéfice oblige), naissent de l’effort sollicité chez le spectateur, en écho avec celui qui se déploie chez les danseurs.

Cette pièce pour huit danseurs et quatre musiciens, écrite sur une musique de l’Ars subtilior datant du XIVe siècle, se révèle effectivement un bel hommage à l’effort. Bien que finement écrite, avec des entrelacs complexes de gestes en unisson et en dissonnance, une architecture raffinée en contrepoint avec la musique, la pièce de la compagnie Rosas prend la forme d’un exercice, avec le parti-pris de nous laisser voir ses ficelles, se présentant à nous comme un grand laboratoire où il est permis de s’essuyer la sueur au front, de compter à voix haute, de se déshabiller et d’échanger les vêtements. Les danseurs chaussés de baskets prennent des pauses pour reprendre leur souffle (mis à rude épreuve), puis replongent dans l’arène après s’être échangé un regard, un signal pour savoir qui entamera la prochaine danse, comme dans une grande répétition, en attendant la tombée du jour. La pièce suggère la dimension elle-même inachevée de la vie faite de gestes et d’efforts toujours à recommencer, toujours à renouveler. Valorisant l’essai sur la finitiude, de Keersmaeker invite à une danse-vérité qui refuse la fixité et s’inscrit ainsi dans un mouvement perpétuel, un souffle qui cherche à dépasser sa limite.

L’oeuvre s’ouvre d’ailleurs sur un souffle poussé à bout par un flûtiste virtuose, pour ensuite laisser place au chant, puis au corps des danseurs qui entament des pas d’abord timides, puis une sorte de bal qui prend des airs de parade animale, de concours ou de combat avec quelques figures martiales et des élans de révolte solitaire dans un jeu constant sur les contrastes entre les énergies propres à chacun, que la chorégraphe met en valeur. Ce somptueux ballet de corps individualisés qui se partagent, se rencontrent, s’attirent et se rejettent dans des mouvements géométriques, rappelle que l’amour, découlant de l’harmonie, vient aussi des mathématiques. Ce sont avant tout des énergies humaines qui dansent et vivent sur scène, se toisant du regard, puis nous observant aussi d’un oeil insistant, voire arrogant, créant des champs magnétiques puissants.

Le refus de la chorégraphe d’emprunter les chemins habituels générateurs de sens, préférant ouvrir un inépuisable laboratoire vivant qui cherche lui-même à se dépasser, peut être perçu par certains comme de la prétention. Il suscite chez moi l’admiration, parce au lieu d’un spectacle de danse magistral, En atendant devient une prodigieuse allégorie de la vie, de l’homme en perpétuel combat avec lui-même, avec l’autre, avec son corps et ses limites, avec ses propres questionnements. Les danseurs, tous extraordinaires, rivalisent de prouesses dans des tempêtes sauvages, devenant cheveaux fougueux, bascules fragiles, capteurs électriques ou simples marcheurs, fascinants par la seule force de leur intention, mystérieuse, tout autant que l’oeuvre.

Froide, la pièce se réchauffe par la chaleur qui émane des corps à bout de souffle et de la musique, livrée avec grâce par les musiciens qui donnent à ces tableaux exigeants une touche de légèreté aérienne, une dimension sacrée à la course physique des corps, qui offrent aussi leur propre musique quand les instruments font silence.  Magnifiquement mise en scène par la grande chorégraphe belge dont je salue l’insolente radicalité, En atendant fait partie de ces oeuvres qui séduisent ceux qui veulent goûter à l’élixir de l’effort, jusqu’à perdre le souffle. Deuxième du diptyque, Cesena sera présentée au FTA les 1er et 2 juin.