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Le spectacle de soi

La mise en spectacle de soi, ça vous dit quelque chose? Si Facebook offre désormais une plate-forme privilégiée pour laisser libre cours à la représentation de soi, le Nature Theatre of Oklahoma, qui avait présenté Rambo Solo au FTA en 2009, transforme quant à lui le récit biographique d’une Américaine ordinaire en comédie musicale avec l’ambitieux et très étonnant projet Life and Times. Le résultat est stupéfiant.

Les directeurs de ce théâtre d’avant-garde new-yorkais, Pavol Liska et Kelly Cooper, ont l’habitude de travailler hors des sentiers battus. Life and Times est le dernier d’une séries de spectacles fondés sur des enregistrements audio. Ici, le verbatim d’une conversation téléphonique de 16 heures forme le texte, intégralement chanté sur scène sans coupures ni réorganisation, pour cette saga de 10 épisodes relatant la vie d’une des membres du groupe qui a répondu à la question : « Peux-tu me raconter l’histoire de ta vie? » L’épisode 1 qui nous est présenté au FTA couvre la période de la naissance à l’âge de 8 ans, chanté et dansé d’abord par trois actrices, puis relayé à trois acteurs, au musicien, chacun récupérant tour à tour la narration de cette banale biographie qui se théâtralise devant nous et ramène le récit de cette quidam qui cherche à affirmer son individualité et sa différence à une vie parmi les autres, désolante de conformisme.

D’abord déroutante et absolument kitsch, la proposition de cette comédie musicale enrobée de chorégraphies inspirées des parades de propagande communiste croisées à une sorte de gymnastique rythmique (avec ballons, cerceaux, rubans et stepettes cucus) fascine tant par son extravagance totalement assumée que par l’originalité de la narration, un tissu de souvenirs chaotique, digressif au possible, hachuré, ponctué d’hésitations, de « euh… », « vous savez…. », « genre », « tsé », et tous ces autres petits tics de langage qui cousent le long fil de ce matériau anti-théâtral. L’histoire ordinaire d’une Américaine moyenne, transmise dans une langue approximative pleine d’ellipses et de banalités, se métamorphose en spectacle épique d’une redoutable efficacité, huilée au quart de tour. Mené par une formidable distribution qui arrache les rires et soutient un rythme serré pendant 3h30, la pièce inclassable inclue aussi des décrochages et interventions avec le public qui viennent ajouter une touche ludique à cet ovni fort sympathique. De la vulgaire existence naît alors l’extraordinaire.

Mais que se passe-t-il pour que le récit exhaustif de cette fille sans qualités à la vie ennuyeuse capte autant notre attention ? La magie vient du fait que l’exercice de remémoration de l’héroïne offre un spectaculaire dévoilement de la mémoire, une quête des origines unique et livrée sans censure. On assiste au processus de réminiscence en direct,  l’émergence mystérieuse de flashs, de formes, d’odeurs, de couleurs et d’objets, de noms et de visages, puis de scènes de la vie scolaire, de traumatismes de l’enfance liés à de bénins accidents, qui racontent dans le désordre la découverte de la différence sociale, de la honte, de l’injustice, de la peur, bref, ce tissu informe de bouts de récits anodins révèle  la recherche brute et laborieuse d’une identité depuis ses fondations premières (ici, les 8 premières années de vie). On pense à la Recherche du temps perdu pour la démarche et la création d’un monde à partir d’un détail, mais la proposition formelle est à l’opposé de celle de Proust : plutôt qu’un récit construit et travaillé, nous avons un ici des chansons qui livrent sans aucun raffinement les images parvenues au fur et à mesure dans l’esprit de la locutrice.  Des petits faits ridicules de l’enfance (chicane avec une amie, jalousie pour une autre, drame autour d’une robe portée deux années de suite pour la photo d’école) se construit petit à petit l’édifice d’une vie, l’origine des sentiments (celui, déjà très fort, des classes sociales, se traduit par ce goût naturel vers les enfants mieux nantis). Le spectacle de soi devient celui d’une société; le petit monde de l’enfance, son microcosme.

Prodigieuses plongée dans les dédales de la mémoire qui se raconte dans un étrange langage tout en contraction et en perception, Life and Times renouvelle les formes du théâtre pour faire du plus banal le plus grandiose des spectacles. L’égocentrisme n’aura jamais connu de démonstration aussi forte de son potentiel théâtral. Attention, l’expérience réveille nos propres souvenirs d’enfance et la reconnaissance de soi à travers l’autre peut être extrêmement troublante. Ce soir et demain, à ne pas manquer au FTA.