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La rue dans le théâtre

On se pose souvent la question au théâtre de l’utilité ou de la pertinence de monter des classiques. Si des relectures permettent de ramener jusqu’à nous les figures anciennes, Enrico Casagrande et Daniela Nicolo de la compagnie Motus réussissent l’exploit d’entamer un réel dialogue dans le présent avec Antigone dans Alexis, une tragedia greca, présentée au FTA ce soir et demain encore. Ressuscitant le passé pour éclairer notre époque, ici et maintenant, ils rendent à l’art du présent toute sa beauté et sa féroce puissance. Le résultat est bouleversant.

Les Italiens ont mené une enquête réelle en Grèce, suite à l’assassinat d’un jeune manifestant, Alexandros Grigoropoulos (Alexis), tué par un policier en 2008 et qui a provoqué une vague de manifestations monstres, que plusieurs considèrent comme le bois d’allumage du grand mouvement des Indignés qui a suivi. Autour de ce Polynice moderne, les metteurs en scène ont créé un univers qui abolit les frontières du réel et de la fiction, du passé et du présent, faisant intervenir les acteurs sur le rôle et la fonction de l’art dans la société, alternant entre plusieurs narrations : documentaire, commentaires des acteurs sur leur voyage en Grèce, passages d’Antigone, vidéo d’archives et en direct, captant des clichés du moment présent tout en fouillant le passé de façon brillante. Une actrice grecque, Alexandra Saranatopoulu, témoigne aussi des événements, de la nuit du décès d’Alexis, alors que les trois autres acteurs cherchent à travers les personnages qu’ils incarnent et leurs propres réflexions qui serait Antigone aujourd’hui. Cheminant avec des amorces de réponses, mais surtout beaucoup de questions, ils finissent par dépasser le mythe, le réécrivant pour faire avancer le monde, refusant eux-mêmes la loi, celle de Créon et de l’Histoire qui se répète inlassablement et sclérose l’énergie vivante de la société nourrie d’impatience, du feu brûlant d’une jeunesse en colère, résistante, rebelle, de cette saine discorde qui gronde dans notre printemps érable.

Actualisant de façon grandiose la résistance solitaire d’Antigone, le sacrifice de Polynice et l’intransigeance de Créon, la compagnie italienne Motus réussit avec ce jeu de reconstitution du mythe grec et du questionnement socio-politique sur l’actualité de notre monde en crise, à faire battre le pouls de la ville, du présent et de chaque spectateur. Un appel criant à la solidarité vient d’ailleurs faire trembler de joie plutôt que de peur tous les Antigone d’aujourd’hui, dans un moment de synergie inoubliable avec le public.

Antigone lutte pour le souvenir, mais elle parvient ici à surmonter l’obstacle du temps et de la loi ayant causé ce tort, à courir vers l’avenir, à briser l’étau de sa solitude grâce à la présence du public qui participe à l’envolée magnifique de l’héroïne confinée depuis des siècles à pleurer son frère sacrifié, laissé sans sépulture. Par un jeu physique expressif, des images-chocs, une superbe ambiance sonore avec l’utilisation efficace de micros collés sur la peau qui réverbèrent les voix, exploitant avec beaucoup de liberté et de spontanéité tous les moyens du théâtre tout en remettant sans cesse en question ces artifices du spectacle, Motus désamorce les attentes et vient chercher le public tant par l’esprit que par le corps, le coeur et le tripes. Alexis, une tragedia greca est à la fois recherché et accessible, parvient à conjuguer une dramaturgie originale et une exploration formelle contemporaine à une émotion brute, poétique, livrée simplement pour tous les publics.

« L’artiste est un scarabée qui se nourrit de la merde du monde et la transforme en beauté », nous dit-on dans cette pièce-choc qui incarne à merveille cette proposition. Morceau fort de ce festival placé sous le sceau du carré rouge, qui trône ici au centre de la scène tel un présage amené par nos cousins européens, Alexis, une tragedia greca fait partie de ces rares moments de grâce où l’art rejoint le réel. Chapeau à Motus qui ramène le théâtre dans la cité, ressuscite l’histoire et la fait parvenir jusqu’au nous, au pas d’une société qui regarde vers demain, mais sait aussi se souvenir. La rue n’aura jamais été aussi proche du théâtre. Je ne vous en dis pas plus et vous invite fortement à vivre l’expérience.