Depuis que le mouvement étudiant a pris l’ampleur qu’on lui connaît, certains clament haut et fort à quel point leur participation à celui-ci leur a permis de mieux comprendre les principes de la démocratie, des assemblées générales, du débat, de l’organisation d’un mouvement, etc. Pour eux, les grèves étudiantes sont une sorte d’école de science politique sur le terrain, et ils considèrent en tirer des apprentissages démocratiques forts et solides. Je n’enlève rien à la valeur de leur mode d’action, qui reste après tout dans le cadre traditionnel québécois des mouvements sociaux; néanmoins, je ne peux que m’objecter à l’appropriation fallacieuse du terme « démocratie » effectuée par ces militants à l’attitude idéaliste, qui ont certes appris de grandes choses sur l’organisation d’un mouvement social, mais qui n’ont néanmoins pas pu y saisir les concepts fondamentaux de la démocratie moderne.
Pour bien comprendre ma vision des choses, reprenons les concepts de base de la démocratie, telle que nous la connaissons ici. Le gouvernement est élu par un scrutin universel, le chef du gouvernement étant le chef du parti ayant le plus de sièges en Chambre. Comme les élections sont cycliques, l’électorat peut changer de position politique et de gouvernement régulièrement, et bénéficie d’une certaine souplesse à cet égard. Si le gouvernement de Jean Charest est majoritaire aujourd’hui, c’est parce qu’il a été choisi démocratiquement. Le fait est là : notre gouvernement n’est pas issu d’un régime à parti unique, comme il n’est pas au pouvoir suite à un coup d’État. La réalité, c’est que ce sont les Québécois qui maintiennent Charest en place depuis 2003, tout comme c’est à eux que revient le rôle de le détrôner s’ils jugent que ses actions vont à l’encontre de leurs valeurs. La démocratie, c’est d’abord et avant tout le respect de la volonté populaire; la démocratie, c’est en quelques sortes une question d’attitude, puisque celle-ci démontrera s’il y a présence ou non de bonne volonté et de bonne foi dans les aspirations politiques de tel ou tel groupe ou individu.
Voilà la lacune qui invalide le discours du rôle d’école de la démocratie tenu par la grève étudiante et les mouvements l’entourant. Une bonne compréhension des principes basiques de la démocratie nous ramène à l’État de droit et à la volonté de la majorité, peu importe si cette volonté est appréciable pour soi. L’individu doit accepter que certains de ses intérêts soient outrepassés par ceux de la communauté politique dans laquelle il vit, et il ne peut en aucun cas imposer sa vision à une majorité s’y opposant.
Loin de moi l’idée de marginaliser la foi que peuvent ressentir certains étudiants envers leur mouvement; je rejette néanmoins leur vision d’une protection de l’accès aux études supérieures, qui sont des outils plus qu’utiles dans le processus de construction d’une pensée rationnelle, basée non sur une stratégie rationnelle, mais plutôt sur des réactions émotives. Je ne me ferai pas non plus le persécuteur des rêveurs et des gauchistes, pouvant moi-même être qualifié de ces deux derniers termes, tout comme je ne disqualifierai pas à outrage la bonne volonté et l’espoir de tous ces étudiants; ce que je réprime, c’est l’ampleur des paradoxes qui s’élèvent au-dessus même de l’essence de leurs mouvements. Défendre l’accès à des « outils rationnalisants » devrait se faire d’une manière rationnalisée. Ce que je réprime, c’est le manque flagrant d’intérêt envers la science politique et la surestimation du rôle de l’Histoire dans l’évolution sociétale dont font part les mouvements étudiants. Oui, les grèves étudiantes ont déjà fonctionné dans le passé; or, la situation est aujourd’hui très différente. Jamais une grève générale étudiante n’a eu lieu la même année qu’une élection provinciale au Québec. Il est inusité de prédire une victoire étudiante en se basant sur un argument historique, puisque cette position nécessite un aveuglement volontaire des conjonctures politiques actuelles et des effets que celles-ci peuvent avoir sur les stratégies gouvernementales. Cela m’amène à considérer que l’argument historique est scandé dans certains cas par ignorance, dans d’autres par mauvaise foi. Le gouvernement est en mode pré-électoral, et il a comme mission de se donner une image forte qui lui permettra de séduire l’électorat. Il ne peut pas se permettre de plier aux demandes des étudiants; il ne le fera pas. D’un point de vue politique, ce serait une absurdité, voire un suicide. De plus, l’électorat est majoritairement composé de gens plus âgés que les grévistes, qui ne semblent supporter qu’à faibles proportions leur mouvement. De plus, la participation dérisoire des jeunes de 18 à 24 ans aux élections provinciales (41,2% ont voté en 2008) ne fait qu’alléger leur poids politique immédiat et décrédibilise l’engagement spontané des étudiants.
Plusieurs utilisent depuis quelques semaines des termes philosophiques, comme « individualisme », à toutes les sauces et sans en saisir la profondeur; à mon égard, la vue de milliers de jeunes se sentant subitement concernés par une cause sociale qui les touche directement m’apparaît comme une manifestation flagrante « d’individualisme collectif ». C’est une « nombrilisation » de masse à laquelle on assiste, par laquelle un groupe d’individus consacre tous ses efforts politiques à une cause le touchant implicitement, et non un éveil de la conscience sociale. Autrement, comment expliquer que des événements politiques beaucoup plus lourds de conséquences pour les générations à venir, comme par exemple la dénonciation unilatérale du Protocole de Kyoto par le gouvernement Harper, ne génèrent pas plus d’entrain révolutionnaire chez les masses étudiantes? Aucune manifestation étudiante n’a eu lieu pour maintenir notre engagement face à ce traité primordial pour la sauvegarde de notre environnement, environ 8000 personnes ont jusqu’ici signé symboliquement le protocole, alors que plus de 200 000 marchaient dans la rue pour dire non à la hausse. C’est qui, l’individualiste?
Je crois en l’engagement politique lucide et raisonné, sans me faire pour autant un prophète de la raison instrumentale. Je crois en la force intellectuelle des étudiants, sans pour autant vanter l’adhésion à une idéologie préconçue. Je crois qu’il faut s’engager en tant que citoyens à part entière de notre société, et non simplement en tant que contestataires marginalisés de celle-ci. Je terminerai sur cette pensée, celle-là même qui m’a amené à étudier la science politique : les changements les plus efficaces se font de l’intérieur.
Jean-François Rancourt, étudiant au baccalauréat en science politique à l’Université Laval
Hausse des droits de scolarité : Leçons de démocratie
La hausse des frais de scolarité touche, directement et indirectement, une grande partie des Québécois. D’ailleurs, le nombre de lettres que nous avons reçues en lien avec ladite hausse en témoigne. En voici quelques unes.
Jean-François Rancourt, étudiant au baccalauréat en science politique à l’Université Laval
M. Rancourt, j’espère que vous ne considérez pas que la démocratie, une fois les élections passées, si elle ne se trouve qu’entre les mains de 125 personnes, est réellement une démocratie? Je ne conteste pas la légitimité du régime parlementaire, mais si l’on frappe d’interdit les démonstrations civiques parce qu’une élection a lieu une fois tous les quatre ans environ et qu’elle a été démocratiquement tenue, je ne crois plus que l’on parle de démocratie à temps plein. Parce que l’opinion du peuple varie constamment, de jour en jour (les sondages le prouvent assez) et sur pratiquement tous les sujets, pour peu qu’un débat soit lancé, la représentation parlementaire n’est qu’un cliché d’un certain moment dans l’opinion publique. À moins que vous ne pensiez que le résultat électoral soit immuable le temps d’un mandat… Aussi, quand un gouvernement met en oeuvre pendant son mandat un projet qui ne faisait pas partie de ses engagements électoraux, le peuple a de quoi s’affairer de ce qui se passe en chambre haute, non? C’est un peu cela qui justifie la grève étudiante, ces résolutions que je dirais adémocratiques, c’est-à-dire celles qui n’ont pas reçu l’assentiment explicite du peuple. En guise d’exemple, serait-il légitime pour un gouvernement souverainiste de déclarer l’indépendance du Québec sans tenir de référendum.
Vous vous attaquez aussi au moment de la grève, lors d’une année pré-électorale, en arguant que celle-ci ne changera rien, le gouvernement ne pouvant pas se permettre de changer de position. Je vous répondrais simplement que les gens de valeur n’entreprennent pas les luttes parce qu’ils croient pouvoir les gagner, mais parce qu’ils les croient justes.
Par rapport à la participation électorale des 18-24 ans. J’ai bien l’impression que le taux de participation aux élections parmi la population universitaire de cette tranche d’âge est au moins égal à la moyenne de la population en général. Cela dit, je peux me tromper, ce n’est qu’une impression.
Individualisme : les étudiants qui sont présentement dans le réseau universitaire seront probablement à terme ceux qui auront le moins payé la hausse des droits de scolarité, la facture étant surtout refilée à ceux qui commenceront leur formation dans 5 ans (donc, à peu près rendus en secondaire 3 en ce moment).
Les étudiants d’un seul combat nombriliste? Je vous invite au jour de la Terre le 22 avril, à Montréal, on risque d’être une belle «gang» de plusieurs dizaines de milliers de personnes, beaucoup d’étudiants sont attendus.
Jean-Nicolas Mailloux
Merci,
Bien écrit.
Question ouverte: dans notre système de démocratie, bien plus qu’aux États-Unis, nous valorisons la présence d’un parti d’opposition, parti qui, advienne que pourra, se doit de détruire tout l’argumentaire du parti au pouvoir – c’est leur devoir. Ceci étant dit, les étudiants ont-ils besoin d’opposition dans leurs assemblées?
hahahaha, de l’intérieur! On peut dire que l’enseignement en science politique tend à décupler la naïveté?!
Merci pour vos commentaires, très intéressants.
Monsieur Mailloux, vous m’interprétez un peu mal. Je ne suis aucunement en faveur d’interdiction de manifestation citoyenne, étant un fervent défenseur de la liberté d’expression et d’association. Je suis en désaccord avec la hausse proposée par le gouvernement Charest, et j’ai moi-même participé à une manifestation citoyenne contre celle-ci. Ce que vous ne semblez pas avoir compris, c’est que mon texte n’a pas comme but de trouver les problèmes de la démocratie, mais plutôt de démontrer l’aberration qui plane au dessus du mouvement étudiant. Ce n’est pas parce que je dénonce une attitude d’un côté »que je prends de l’autre ». Veuillez une bonne fois pour toute arrêter de voir la vie de manière dichotomique et comprenez qu’il n’y a pas que blanc ou noir.
De plus, votre naïveté semble quelque peu abusive. »Les gens de valeur n’entreprennent pas les luttes parce qu’ils croient pouvoir les gagner, mais parce qu’ils les croient justes »; cette poésie est très coûteuse à la société que vous êtes supposés tenter de défendre. Ne savez-vous donc pas que les coûts engendrés par la grève étudiante sont maintenant équivalents, sinon supérieurs, aux revenus engendrés sur 5 ans par la hausse? Pathétique, dirons-nous, pathétique: nous réclamons une meilleure gestion de l’argent public et nous nous acharnons à nous assurer qu’elle sera investie en sécurité publique et en forces policières. Bravo, le mouvement étudiant. Je crois que vous pouvez comprendre que pour les gens comme moi qui souhaitent voir du changement sans mettre notre société à feu et à sang, donc les gens comme moi qui sont progressistes et non révolutionnaires, considèrent ce genre d’action comme néfastes, surtout si on sait d’avance qu’elles seront des échecs! Votre citation est très poétique, mais complètement irresponsable! On parle de 40 millions de dollars pour l’instant, qui ne seront pas dépensés intelligemment en éducation ou en santé. C’est répugnant, pour quelqu’un qui a une vraie conscience des valeurs sociales et qui se soucie réellement du sort du Québec.
Pour les taux de participation, vous vous trompez effectivement. Les gens de 65 ans et plus votent à 74%! La moyenne de la population se situe depuis quelques années autour de 60%, les étudiants votant donc beaucoup moins que le reste de la population. Ne niez pas le désintérêt des jeunes face à la politique, ce serait farfelu; ne niez pas l’individualisme collectif, ce serait se mettre un bandeau sur les yeux. »les étudiants qui sont présentement dans le réseau universitaire seront probablement à terme ceux qui auront le moins payé la hausse des droits de scolarité, la facture étant surtout refilée à ceux qui commenceront leur formation dans 5 ans ». Évidemment, mais mon ami, n’avez-vous pas entendu parler du concept d’identité collective? La hausse ne touche pas les étudiants que directement dans leur portefeuille, elle les touche également, et cette fois tous autant qu’ils sont, d’une manière plus subtile, via l’identité collective qu’ils partagent par leur statut commun d’étudiant. Qu’on soit à gauche ou à droite, fédéraliste ou souverainiste, athée ou religieux, quand on étudie, on reste un étudiant. Comme les médecins se sentent concernés lorsqu’un débat public concerne leur métier, tous les étudiants se sentent interpellés, de près ou de loins, par les conflits étudiants. Ils partagent cette même identité collective, et les grévistes suivent un mouvement populaire de masse, auquel il fut pendant des semaines plus »facile » de se rallier que de se dissocier, vu la pression populaire et le côté »gentil » de la cause (combien de gens se font insulter par des grévistes parce qu’ils sont individualistes, alors qu’ils croient simplement qu’on aurait du entreprendre des moyens plus intelligents pour bloquer la hausse?). Je sais, mon explication face à l’identité commune n’était pas inscrite dans le texte tel que présenté ici; je m’en excuse, j’ai du le raccourcir pour qu’il puisse être publié. Néanmoins, j’espère avoir pu vous éclairer sur cette question.
La journée de la terre, mon ami, n’est pas du tout, mais du tout, une manifestation étudiante. C’est une manifestation citoyenne. L’équipe Kyoto, dont je fais partie, a été représentée sur place pour faire connaître notre cause et intéresser les gens à la sauvegarde de ce précieux protocole. J’espère que dans votre grande conscience sociale et votre souci du bien, vous avez pris quelque minutes pour le signer.
Jonathan: En fait, au Québec, le parti d’opposition ne s’acharne pas réellement à détruire le parti au pouvoir. C’est ce qu’il fait durant les périodes de questions, qui sont scrutées par les médias et donc plus populaires, mais il en est toute autre chose le reste du temps. En effet, à l’Assemblée nationale, plus de 80% des projets de lois sont adoptés à l’unanimité. Comme quoi y’a pas toujours de la chicane dans la cabane! Néanmoins, il est important, et même essentiel, que différentes opinions soient exprimées dans les assemblées, au risque de priver ces dernières de leur nature démocratique. J’ai entendu une amie de l’UQAM me parler d’une assemblée ou personne n’osait parler contre la grève, vu la pression sociale immense. Ces situations sont inacceptables mais, heureusement, ne sont pas généralisées. Dans le cas qui me concerne, à l’Université Laval, le département de science politique a tenu des débats respectueux et intéressants lors de ses assemblées, et les décisions ne furent sérieusement contestées vu le déroulement des choses.
Et pour terminer, Hugo, il faut croire que l’enseignement que vous avez ou que vous n’avez pas décuple lui aussi la naïveté. Si vous croyez que la grève sera la cause d’une annulation de la hausse, j’ai le malheur de vous annoncer que vous avez tort. Et si vous je me trompe en avançant ceci, pardonnez-moi. Dans ce cas, je ne peux que dire que l’éducation que vous avez ou n’avez pas ne fait que décupler votre cynisme, qui me désole. La »masse », telle que la nommait Arendt, dépolitisée et sans croyance en elle-même et en ses propres capacités à influencer la politique, n’est qu’entraînée aveuglément dans tout mouvement qui lui laisse la douce impression d’avoir un impact via une action collective souvent hors de sa réelle compréhension.
Votre description de la démocratie actuelle est parfaitement exacte; le seul problème est qu’une démocratie qui élit un monarque à tous les 4 ans n’est pas une démocratie, même si on permet les manifestations contrôlées, pacifiques et non-dérangeantes.
La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Évidemment je suis d’accord pour que cette vision de la démocratie soit « naïve ». Par contre elle est naïve parce qu’elle est idéale et que l’idéal est très difficile à atteindre. Les olympiques en sont la preuve.
D’un autre côté la difficulté d’atteindre quelque chose n’est pas une raison d’accepter l’inacceptable; et la monarchie, déguisée ou pas, est inacceptable.
Prenons un exemple hypothétique de démocratie directe: On fait un référendum sur la peine de mort. La majorité de la population, aussi surprenant que cela pourrait être, appuie avec une majorité écrasante la peine capitale. Que pouvez-vous faire pour vous y opposer et surtout pouvez-vous refuser la légitimité du système qui a appuyé la proposition.?
Placez la même question sous un gouvernement démocratique actuel qui vote en faveur de cette loi. Que pouvez-vous faire pour vous y opposer et avez-vous le droit de nier la légitimité de ce gouvernement?
Question additionnelle la plus importante, quelle « démocratie » est la plus démocratique?
André Lefebvre