Crise sociale : Les enjeux sociopolitiques de la crise étudiante au Québec
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Crise sociale : Les enjeux sociopolitiques de la crise étudiante au Québec

Tandis que la crise étudiante se poursuit depuis plus de quatre mois, un chargé de cours en science politique de l’Université du Québec à Montréal nous a fait parvenir ce texte dans lequel il explique en quoi, selon lui, certains événements pourraient avoir (ou ne pas avoir) d’incidence sur le climat sociopolitique québécois.

Les Québécois sont reconnus pour leur esquive du débat enflammé. Pourtant, depuis presque quatre mois, on assiste à l’émergence d’une polarisation idéologique qui n’a pas été vue depuis plusieurs décennies, et qui s’explique en partie par le fait que la question nationale a longtemps eu préséance sur les questions sociales. Bien que les processus de rationalisation des finances publiques, de privatisation et de financiarisation aient gagné le Québec depuis les années 80, comme un peu partout dans le monde, le gouvernement actuel s’attaque à l’idée même de droit social et aux arguments moraux qui la soutienne.

Au delà des déclarations clinquantes comme « crise sociale » ou « fracture générationnelle » qui circulent dans les média, deux visions plus ou moins unifiées et plus ou moins imprimées dans la conscience des protagonistes intéressés, se donnent la réplique.

Du côté gouvernemental, on tente depuis 2003 de changer la définition des principaux termes du discours sociopolitique. Ceci s’applique à tous les types de biens publics, y compris l’éducation. On veut passer de l’idée de responsabilité collective à celle de responsabilité individuelle, de l’idée de justice sociale à celle de « juste part ». La responsabilité, qui au Québec a longtemps été associée à la volonté collective de pourvoir les conditions nécessaires à l’intégration sociale à travers l’intervention de l’État, est en proie de devenir résolument plus individuelle.

Appliquée à l’éducation, la logique est la suivante: un individu entreprend une formation universitaire afin d’augmenter ses chances de succès socioéconomique. Selon cette perspective, l’éducation est avant tout un investissement; elle est le résultat d’un choix individuel avisé et d’une philosophie entrepreneuriale qui favorise la rationalité du consommateur. Il n’est donc pas étonnant de constater que les disciplines dites humanistes, dont la valeur est plus difficilement monnayable, sont dénigrées dans la vision actuelle du gouvernement.

L’éducation n’est bien sûr qu’un aspect d’une vision plus large qui s’appuie sur la contribution individuelle que le gouvernement Charest confond avec l’idée de justice sociale. Selon les libéraux, la justice découle de l’agrégation des contributions individuelles en impôts, que le gouvernement s’évertue à réduire depuis son arrivée au pouvoir, et non plus de la détermination sociale et démocratique du bien commun. La « juste part » qui est demandée aux étudiants renvoie à cette même philosophie.

Le gouvernement actuel penche clairement vers les préceptes et les pratiques du néolibéralisme anglo-saxon. Dans sa détermination de les faire adopter, il rencontre une résistance dont il n’a su prévoir l’étendue et la vigueur. À l’image des autres partis conservateurs nord-américains, les libéraux de Jean Charest misent sur l’intimidation, le mépris et les affirmations tranchantes pour faire accepter leur programme politique. L’agacement palpable des membres du gouvernement en face d’une opposition populaire obstinée et de questions légitimes posés par certains journalistes, montre une perte de contrôle de l’arène publique et une impatience de plus en plus marquée envers la démocratie elle-même. Prétendre parler au nom de la majorité – sur la base d’une attention presque maladive aux sondages – et ignorer les revendications d’une bonne partie de la population, ne constitue ni une gouvernance éclairée, ni un exercice démocratique. Le parti au pouvoir souligne aussi l’inévitabilité des solutions proposées et martèle que celles-ci relèvent entièrement du sens commun. C’est précisément cette appropriation du sens commun qu’il faut questionner et continuer à opposer.

De l’autre côté, les étudiants et leurs sympathisants s’opposent à la vision d’ensemble du gouvernement, qui inclue l’exploitation du Nord du Québec avec des contrôles environnementaux peu contraignants, le traitement préférentiel aux grandes entreprises, l’imposition de hausses tarifaires pour accéder aux biens publics et le maintien de la paix sociale au prix de la liberté d’expression. Les étudiants et leurs sympathisants auront certainement été galvanisés par l’indifférence et l’inflexibilité du gouvernement face à leurs revendications, et plus encore par la volonté de mater leur mobilisation à travers la loi 78. Malgré cela, on pourrait croire que le mouvement d’opposition est plus une réaction aux politiques gouvernementales et au recul des acquis sociaux que l’expression d’un programme sociopolitique distinct ou d’un front populaire unis.

La cartographie du mouvement étudiant est elle-même très complexe. Les factions plus militantes, qui se réclament d’idéologies allant de l’anarchosyndicalisme au trotskisme, partagent les rues avec une forte majorité d’étudiants dont les allégeances politiques ne dépassent pas une social-démocratie vaguement définie et parfois circonstancielle. Par contre, la posture rigide du gouvernement aura eue le mérite de contribuer à unir des factions étudiantes traditionnellement divisées et à préciser les orientations politiques d’une génération émergente.

Il n’y a pas si longtemps, on entendait plusieurs commentateurs se plaindre de cette génération d’esthètes apolitiques, versée dans l’art de l’ironie, du détachement morose ou de l’hédonisme vide. Bien que plusieurs s’en tiendront à ces dispositions, plusieurs autres étudiants et citoyens continueront de marquer activement la vie politique du Québec.

Est-ce que les manifestations nocturnes répétées, les impressionnants rassemblements populaires à tous les 22 du mois et les tintamarres quotidiens dans un passé rapproché traduisent le réveil de la gauche au Québec? Sans doute, mais les difficultés qui accompagnent l’articulation d’une véritable alternative au gouvernement libéral sont considérables. Le mouvement social actuel devra accommoder deux visions distinctes déjà présentes au sein du mouvement étudiant soit; l’établissement d’un programme sociopolitique qui implique l’investissement d’un parti donné ou la poursuite d’une contestation de l’appareil politique même, à l’image de l’horizontalisme du mouvement Occupy.

La première option interpelle des acteurs sociaux plus traditionnels comme les syndicats, les universitaires et une poigné de politiciens, qui ont été les principaux artisans de la social-démocratie québécoise. Elle s’articule autour d’une vision interventionniste et d’une modération des conséquences de la mondialisation des marchés à travers la protection des travailleurs québécois. L’incarnation contemporaine de cette vision ne peut cependant pas faire l’économie de dispositions néolibérales telles que l’efficience, la compétitivité et le maintient d’un secteur privé relativement fort, si l’on se fie à l’expérience scandinave. Pour l’instant, il n’est pas clair que les acteurs sociaux mentionnés plus haut coordonnent réellement leurs efforts en ce sens ou que le Parti Québécois offre une alternative crédible ou vigoureuse. Pire, certains chefs syndicaux se seraient dissociés publiquement des franges plus «radicales» du mouvement étudiant.

La deuxième option, qui s’oppose à la version de la mondialisation en vigueur depuis le début des années 1990, privilégie la démocratie directe. Cette mouvance décentralisée se méfie des structures décisionnelles verticales, des « leader » de tout acabit, de la rigidité du corporatisme social et des partis politiques en général. Bien que cette tendance représente l’état d’esprit d’une partie du mouvement étudiant et symbolise une perte de confiance assez répandue envers les institutions et les dirigeants politiques, elle ne cadre pas avec les paramètres actuels du jeu démocratique. Sans vouloir discréditer cette option, dont les préoccupations sont légitimes, il est peu probable qu’elle constitue une solution de rechange à court terme.

La grève étudiante correspond à une certaine renaissance de la gauche au Québec, mais le défi pour cette gauche multiple sera de cerner l’étendue de son ambition et répertorier les obstacles en amont. D’un côté, un projet social et économique relativement élaboré doit être proposé afin de convaincre une partie de l’électorat. L’enthousiasme et le lyrisme amassés depuis le début de la grève étudiante peuvent réussir à en rallier quelques- un(e)s, mais perdront leur signification sans une réplique organisée et persistante par les parties constituantes de la société civile. Il apparait peu probable que le Parti Québécois représente cette alternative ou que Québec Solidaire ait une chance de remporter les prochaines élections.

La lutte contre le démantèlement accéléré de l’État providence bat son plein dans plusieurs pays occidentaux. L’inévitabilité des sacrifices demandés pour recapitaliser les grandes banques et remettre le système financier sur pied est de plus en plus questionnée. La soumission patiente aux humeurs d’un modèle économique à qui on a donné la liberté d’obtenir une main d’œuvre toujours moins couteuse et toujours plus docile, est en train d’atteindre ses limites. Malgré cela, peu d’alternatives sont proposées ou entendues. Quelques échos d’un retour à un keynésianisme modifié se font entendre, et il semblerait que cela soit là l’orientation privilégiée d’une gauche québécoise. Tout en demeurant plus acceptable que la vision du gouvernement actuel, cette tendance impliquerait la mise en œuvre de politiques protectionnistes qui seraient défavorables à plusieurs pays en voie de développement dans une économie mondialisée. Cela pourrait aussi impliqué un repli sur soi et la réitération d’un provincialisme pétrifiant. Une véritable solution à la crise économique, voir une véritable alternative au modèle néolibéral, devra être globale. Pour le moment, il fait peu de doutes que les problèmes structurels de l’économie mondiale continueront d’attiser la polarisation en cours dans plusieurs pays qui subissent l’austérité.

Les signes d’un certain renouveau étaient présents dans le mouvement Occupy, actuellement en hiatus et à qui on a reproché de ne pas avoir de revendications claires. Le plus grand malheur d’une alternative au système actuel est que sa réalité est nécessairement toujours reportée. Celle-ci a donc peu d’appuis tangibles et peut encore moins se référer à une expérience historique concluante, du moins à grande échelle. Malgré cela, il y a fort à parier que les étudiants et les diplômés récents du monde entier, qui font face à des perspectives d’avenir très décourageantes, auront moins à perdre à expérimenter que les générations précédentes.

Par Philippe Fournier, Chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal.