À Barcelona, les marées de touristes (12 millions en 2011) donnent une façade de centres d’achats à une ville qui est aussi une termitière de luttes sociales depuis au moins 150 ans. Oui, Mango et l’anarchie cohabitent ici.
Rappelons-nous que Barcelone a été quasiment autogérée entre 1936 et 1939, à l’époque de la guerre civile, avant que le linceul du fascisme ne la couvre pour trop longtemps. Mais aujourd’hui, avec le 15-M (le mouvement des indignés espagnols qui a débuté « officiellement » le 15 mai 2011), la ville retrouve une certaine vigueur populaire (l’a-t-elle jamais perdue ?).
Mais le 15-M, ce n’est que le moment où les mouvements sont devenus visibles les uns pour les autres, m’a dit un activiste. Il ne faudrait pas croire que tout commence là, ce serait idiot, ce serait comme dire que Montréal n’a jamais lutté avant les casseroles, même si en vérité de nombreuses personnes ont commencé à assister à des assemblées et à faire partie de collectifs populaires à partir de ces moments d’ébullition, à Barcelona comme à Montréal. Ainsi, plus qu’une complète nouveauté, le 15-M est une cristallisation. En 2012, plus d’un an après l’occupation des Plazas, les assemblées populaires de quartier (au nombre de 23 à Barcelone) [1] se transforment lentement mais sûrement en nouveaux collectifs, en groupes organisés, s’implantant dans des locaux et des espaces autogérés et qui s’ajoutent aux réseaux d’autogestion qui existent déjà et qui perdurent tant bien que mal depuis des décennies.
Mais devant cette démocratie directe, à Barcelone comme à Montréal, les corps policiers aiguisent leurs canines. Le 29 mars dernier (29-M), plus de 8 000 bras armés (si on compte une matraque par policier) ont été déployés dans la ville pour défendre symboliquement et préventivement la rencontre de la Banque centrale européenne qui a eu lieu du 3 au 5 mai. Dans cette opération conjointe entre la police espagnole et le Mosso d’Esquadra (police catalane), plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées. Mais, « malgré la stratégie de criminaliser la dissidence sociale, une bonne partie des citoyens ne cède pas à la peur »[2].
C’est ce que j’ai pu rapidement constater.
Dans le but de comprendre un peu plus tout cela, mais surtout comment se passe la lutte au quotidien, j’ai visité un centre de santé autogéré du nom d’AureaSocial (www.aureasocial.org), dans le quartier de la Sagrada Familia. Le centre, fraîchement rénové avec de l’argent dont je n’ai toujours pas compris la provenance, fait partie du réseau de la Cooperativa Integral Catalana, un réseau assez immense de coopératives et collectifs de tous genre. Des coopératives « intégrales » existent aussi dans la plupart des régions d’Espagne. La Cooperativa Integral Catalana peut compter sur des fermes autogérées en campagne, qui permettent d’implanter une « souveraineté alimentaire et agroécologique » comme à Calafou, des entreprises de microcrédit comme la CASX (Cooperative d’Autofinançament Social en Xarxa), des groupes d’éducation « libre » et populaire, des communications et serveurs informatiques, etc… Le site se trouve ici : https://cooperativa.ecoxarxes.cat/. Leur but est clair : « il est de notre devoir de ré-investir la vie publique et que le bien commun, ni étatique ni privé, soit géré par le peuple »[3].
Ultimement, m’a-t-on dit, l’objectif est de s’organiser de façon autonome en-dehors du marché et de l’État, en formant une communauté réseautée capable de répondre à ses propres besoins de logement, de nourriture, de santé, d’éducation, de financement, etc… En somme, réaliser l’autogestion ! Les groupes de travail qui oeuvrent au sein d’ AureaSocial – qui se dédie principalement à la santé, rappelons-le – tentent de lutter tout à la fois contre les reprises de domiciles, l’embourgeoisement des quartiers, le transport à coût exorbitant, la nourriture impossible à se procurer ou les impôts.
Contradictions ? Éparpillement ? AureaSocial cherche à implanter l’ « unification de la médecine », en prenant en compte simultanément les dimensions bio-psycho-sociales-éthico-spirituelles des personnes à soigner. Impossible, donc, de rester aveugle aux contextes de vie des personnes dans une perspective de guérison ou de santé. C’est ce que Samuel, médecin de formation et force unificatrice-organisatrice du groupe, nomme le modèle « holonique » en référence au principe de l’hologramme où chaque partie du tout contient toutes les autres parties.
Ce modèle est à mettre en complète opposition avec médecine « allopathique », la biomédecine des causes et des conséquences, qui ne s’attarde qu’à l’aspect biologique de la santé humaine. « Si on ne comprend pas comment tout est relié, nous ne pourrons pas auto-gérer la santé », me dit-il. Le principe du « tout est dans tout » s’intègre donc à tous les niveaux. Cette « santé publique coopérative » s’inscrit donc de façon très affirmée dans des luttes politiques anti-autoritaires, anti-étatiques et anticapitalistes. En ne réglant pas le problème du capitalisme, on ne règle pas la question de la santé, et vice-versa dans tous les sens de la formule : c’est simple, non ?
« Ce modèle est basé dans la construction et l’action participative comme parties intégrantes du développement humain de l’individu, dans toutes ses dimensions et dans un processus collectif. Cela signifie effectuer un investissement social dans les capacités humaines, principalement en éducation et en santé, avec l’objectif que personnes puissent travailler de façon synergique et créative pour établir une société libre »[4]
La bâtisse de trois étages d’AureaSocial a l’air d’un centre zen du Mile-end ou d’un CHSLD privé, ou une banque, ce qui est très étrange : matériel Ikea, images de fleurs, toilettes puissantes. On se demande comment ils ont pu se payer tout ça. « Rien n’est impossible », me répond M., une activiste du début. Dans les nombreuses salles aux chaises nouveau genre les différents groupes de travail tiennent des ateliers de tous types, des ateliers d’apprentissage, de discussions et d’organisation, mais aussi des séances de thérapie. On y retrouve tout ce qui se situe à « gauche » de la médecine, de l’acupuncture à la thérapie régressive en passant par les techniques de respiration. Le centre abrite également une cuisine communautaire et une terrasse abondamment utilisée pour fumer des cigarettes roulées. Comme quoi, en Catalogne, autogestion de la santé ne veut pas nécessairement dire puritanisme d’habitudes de vie. Petit choc culturel.
J’ai assisté à une journée de formation sur les « facilitadores de salud », les « facilitateurs de santé ». À AureaSocial, tout le monde a le potentiel de devenir thérapeute, d’animer des ateliers ou « soigner ». La vision de la posture thérapeutique ici est très différente de ce que l’on trouve dans les systèmes de santé « traditionnels » ou étatiques comme les CLSC : les gens ici sont animés par le dépassent de la sur-spécialisation, des étiquettes, de la « contamination de la formation » et de la « mission » du thérapeute. Le but est de créer des relations thérapeutiques d’égal à égal, d’humain à humain, dans une perspective d’aider l’autre, quel qu’il soit, à trouver ses propres façons de régler ses problèmes, dans une perspective de construction mutuelle et collective de l’autonomie. Les personnes sont accompagnées dans le processus de « maladie » pour arriver à autogérer progressivement leur santé.
On guérit ici dans la « vertu de ne pas savoir », une posture gage d’humilité et d’horizontalité. De même, pas question de distinguer médecine « orientale » et « occidentale », car le corps est toujours le même, uni dans la rencontre de toutes les perspectives énumérées plus tôt. La personne est une : ni totalement « malade », ni simplement un corps. Comme la santé est un processus qui dépend de la collectivité, elle est à construire à chaque instant.
« On nous apprend sans cesse à diviser », disent-ils. Il faut maintenant penser à unir. C’est là toute la force du paradigme nouveau qui se dessine ici, celui du réseau ou du rhizome comme disaient Deleuze et Guattari, ou encore de la « Otra Salud » comme la font les Zapatistes au Mexique et qui semble beaucoup inspirer les gens d’AureaSocial.
Mais c’est en mangeant avec le groupe que j’ai réalisé l’importance, pour eux, de la nourriture. Cette nourriture produite par les campements autogérés, partagée et réalisée en commun, symbolise la rencontre. Ils n’ont cesse de répéter que la santé passe par l’alimentation, par ailleurs, et surtout la souveraineté alimentaire. Manger devient acte de réappropriation et de création sociale, un moment de complicité, un rituel. Cet espace de mise en commun, aux yeux de certains à qui j’ai parlé, est thérapeutique en soi. On revient encore une fois à cette merveilleuse maxime qui semble s’implanter de plus en plus en pratique, dans les groupes autogérés de par le monde : politics and therapy are one.
Pour finir, une citation du journal Rebel-leu-vos!, voix écrite du mouvement d’autogestion :
« Au-delà de la défense de la santé publique étatique existante, la société, incluant les travailleurs de la santé, doivent comprendre et assumer activement la construction d’un nouveau système de santé qui a pour principe la personne comme sujet et la santé comme droit humain ».