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« Pourquoi tant de gens si fâchés » ? Réponse à Marie-Claude Lortie (écrit avec Pascale Brunet)

Il semblerait que certain.e.s chroniqueur.e.s du quotidien soient mystifié.e.s par les relents récents du printemps érable, dont la sève coule à nouveau dans les rues de la ville. Commentateurs, politicailleux et autres journalistes de médias de masses s’étonnent de la déception et de la colère qui s’expriment suite au Sommet de l’Éducation Supérieure.

Dans un article du 7 mars publié suite à la manifestation nocturne du 5 mars dernier, Marie-Claude Lortie avance l’idée que les manifestant.e.s qui sillonnent les rues de Montréal avec leurs carrés rouges et leur soif de justice sociale ne sont plus les même que celles et ceux du printemps dernier. Que cette fois, la révolte transpire une rage puérile contre tout et rien.

Cet article nous a donné l’irrésistible envie de transformer le journal (ou le blogue virtuel) en milliers de confettis. Oui, ce sont nous les “ jeunes hommes et femmes qui hurlent, vocifèrent contre les policiers, quand ils ne leur lancent pas des objets, frappent des clôtures ou crient à pleins poumons une rage dont on se doute qu’aucune gratuité scolaire ne saurait apaiser.

Parce qu’effectivement, ce n’est pas la gratuité scolaire qui ramènera la paix sociale.

Comment peut-on parler de “paix sociale” dans une société qui s’acharne jour après jour à couper dans notre (mince) filet de sécurité pour mieux faire rouler l’économie? Une société où l’on préfère investir dans les sables bitumineux plutôt que dans les énergies renouvelables, dans la Défense nationale plutôt que dans la sécurité sociale et dans la colonisation du Nord plutôt que dans l’éducation ?

Dans les derniers mois, de nombreux scandales et décisions politiques, tant au niveau fédéral, provincial que municipal, nous ont rappelé que le bien commun, la justice sociale, l’environnement et le bien-être de nos communautés ne sont pas au coeur des préoccupations de « nos » élu.e.s. Outre l’indexation des frais de scolarité, les coupures dans l’assurance chômage et dans l’aide sociale, c-31, la Commission Charbonneau, c-45 et compagnie nous l’ont montré. Bref dans ce contexte d’austérité et de conservatisme rampant, ce ne sont pas les raisons qui manquent de s’indigner et sortir dans les rues. C’est évident, à notre sens, mais il paraît qu’il faut le redire.

Psychologiser la Rage against the machine.

Selon Lortie, les manifestant.e.s sont désormais porté.e.s par une colère informe et mal canalisée qui fait exploser feux d’artifices et vitrines au coeur de Montréal. Et que tout cela est fort fâcheux pour les commerçants des chics restos du centre-ville, pour les flux du commerce et de la circulation.

Puis, dans un appel au calme, elle écrit:

Sociologues, historiens, anthropologues, travailleurs sociaux, à vos postes. On dit quoi à des jeunes si enragés contre tout et rien, contre le capitalisme, le chômage, la richesse des autres, leurs voisins, leur proprio, leurs parents, l’injustice dans le monde, la maladie, les aberrations de notre société moderne? Des gens qui ont beaucoup à dire. Et qu’il faut écouter. Mais dont l’exaspération n’a rien de clair.

Comme si les professionnels des sciences sociales étaient en mesure de nous expliquer ces déviances critiques et de proposer des manières de les corriger afin de rétablir l’homéostasie dans un ordre social perturbé. Or, il faudrait dire à Mme. Lortie qu’un nombre important de sociologues, historien.ne.s, anthropologues, travailleuses et travailleurs sociaux sont bien ancrés dans les mouvements de contestation sociale et se reconnaissent dans cette colère. Non seulement cela, mais ils basent aussi leur métier là-dessus, dans des discours théoriques et pratiques critiques.

“Plutôt que des policiers, ce sont peut-être des psychologues qu’il faudrait envoyer pour les écouter. Pourquoi tant de gens si fâchés?”

Si nous sommes bien d’accord que ce ne sont pas les policiers et leurs rustres manières de brutes qui pourront chasser la rage (en fait pour plusieurs d’entre nous, la répression et la brutalité policière enflamment justement la fameuse exaspération opaque identifiée par Lortie); nous savons très bien que ce ne sont pas des thérapies individuelles, psychologisantes ou médicamenteuses, qui pourront prétendre répondre à notre désespoir, nos angoisses et notre colère face à la situation socio.politique et environnementale actuelle. Le désir de changement social qui se déverse encore une fois en 2013 ne pourra pas être contenu dans un cabinet de psychologue ni engourdi par des antidépresseurs, même si on a parfois besoin de ces dispositifs.

Nos problèmes sont collectifs, les solutions le seront tout autant.

Mais il ne faudrait pas croire qu’on a une dent contre la thérapeutique, bien au contraire. Seulement, on questionne l’individualisation des maux et de leurs traitements, la pharmaceuticalisation des marges, la médicalisation qui rapatrie l’électron libre dans la norme, la Karma Police.

Pour plusieurs personnes, le printemps érable aura plutôt permis que nos désirs de justice sociale prennent racine dans nos vies. Pas surprenant que, dans les manifestations, nos voix s’entremêlent, que nous alternions les slogans anti-capitalistes, pro-gratuité scolaire, féministes et queer, anti-coloniaux, etc…

C’est une complexité rhizomatique plutôt qu’une flaque informe.

Ce bon vieux prêchi-prêcha sur les jeunes

On retrouve un fond de paternalisme entre les lignes de l’article de Lortie, celui-là qui aveugle tant de chroniqueurs et d’ « experts » depuis belle lurette. Lortie tombe de plain-pied dans cette métaphore grossière héritée du XIXe siècle, où l’État (le papa), avec l’aide du Marché (la maman), est comme une grande famille :

Il n’est pas particulièrement inédit de voir des jeunes exprimer violemment leur désarroi. À travers les sociétés, les continents, les âges, on en a vu et revu. La transition de l’enfance à cet âge adulte où l’on se voit intégré, inclus, voire rangé, produit ce genre de tensions qui, selon le contexte historique ou politique, provoqueront ou non des mouvements sociaux aux éclats variés.

La classe dirigeante et les commentateurs politiques aiment bien percevoir les mouvements de contestation sociale comme étant le fait d’adolescents en crise qui « tirent la couverte de leur bord » et qui « veulent une plus grosse part du gâteau ». Dans les faits, les mouvements sociaux inventent plutôt de nouvelles recettes pour que plus de gens puissent manger du gâteau, et pour tisser le filet social qui nous empêche de glisser dans les écueils de la vulnérabilité.

Les mouvements contre l’austérité, comme la plupart des mouvements sociaux « aux éclats variés » ne se réduisent pas à des mouvements de jeunes. Ils sont intergénérationnels, et c’est là précisément un objectif de notre colère : recoller le social et le tricoter serré.

La colère n’est plus ce qu’elle était

Effectivement, Mme. Lortie, la colère a changé.

Elle est multiforme, profonde, radicale, tranchante, magnifique. Plus que jamais, elle ne se met pas en boîte.

D’abord, de nombreuses personnes se sont rendues compte des faillites incommensurables du système électoral, des langues de bois de politiciens, des mensonges et de la corruption, et que ceci forme le cœur de la machine étatique. Ce n’est pas un épiphénomène, mais bien le mode de gestion même en vigueur dans le capitalisme. Le mal-être individuel est indissociable des problèmes structurels.

Comme l’écrivait le journaliste du Devoir Eric Desrosiers en parlant de l’excellent sociologue français Vincent de Gaujelac, spécialiste du monde du travail et de ses maux (c.f. Le travail, raisons de la colère. Paris, Seuil, 2011),

La détresse grandissante des travailleurs nous dit comment les modèles de gestion en vogue, les valeurs néolibérales et la financiarisation de l’économie sont en voie de transformer le travail en torture.

Puis, au cas où vous ne le saviez pas, Mme. Lortie, nous vous rappelons que nous sommes ingouvernables, tel que le titre un nouveau livre paru chez Lux éditeur ces jours-ci.

Conclusion

Dans un autre article récent, Mme. Lortie vante les tapas de Barcelone. Nous, on vante les comités de quartiers de cette ville, la Federació d’Associacions de Veïns i Veïnes de Barcelona, les luttes intergénérationnelles pour le droit au logement, à la ville, à la santé, la CNT, les syndicats autogérés, la Cooperativa Integral Catalana, la Plataforma de Afectados por la Hipoteca, qui se bat avec les gens évincés par les agences de crédit, les comités de chômeurs, les graffitis, les actions de musique flamenca dans les banques, les tas de vidanges déposés par les gens devant les institutions corrompues en signe de mécontentement.

Oui, les gens sont fâchés. Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas qu’ici.

Et non, ce n’est pas le syndrôme jeunes-ados-en-crise-qui-se-rangeront-bien-assez-vite-dans-le-droit-chemin-du-silence qui forme la trame des mouvements sociaux.

Cet article a été construit grâce à l’aide du Collectif du jeu de cartes, une petite quantité de gens réunis autour d’une table et d’un étrange jeu de cartes.