Librairie La Liberté
Chronique d'un monde finissant
Librairie La Liberté

Chronique d’un monde finissant

Qu’est-ce que la mort d’un homme? Ou tout simplement : Qu’est-ce que la mort? (comme peut le demander le personnage de Congo dans Solibo magnifique). C’est peut-être sous l’angle « des infinis de la pensée [comme] des questions fondamentales[i] » que Patrick Chamoiseau situe le travail de lecture de son roman Solibo magnifique. L’œuvre de l’auteur antillais prête le flanc à une interprétation qui a pour tâche de révéler un sens secret et invisible en explorant les pourtours du langage du conteur. L’évocation des derniers instants d’un conteur antillais nommé Solibo, décédé d’une « égorgette » de la parole au cours d’une soirée du carnaval de Fort-de-France, lance le lecteur sur la piste d’un mystère : qui était-il? À travers la mémoire de ceux qui l’ont côtoyé, le portrait qu’on a pu en faire est fragmentaire et mystérieux : « Car, si de son vivant il était une énigme, aujourd’hui c’est bien pire : il n’existe […] que dans une mosaïque de souvenirs et ses contes, ses devinettes, ses blagues de vie et de mort, se sont dissous dans des consciences trop souvent enivrées[ii]. » Dans cette partie des Antilles, Solibo avait néanmoins acquis la réputation d’un « Maître de la parole incontestable, non par décret de quelque autorité folklorique ou d’action culturelle […] mais par son goût du mot, du discours sans virgule[iii]. » Démontrant une énergie verbale sans précédent, « [s]a parole […] connaissait le chemin de toutes les oreilles et ces portes invisibles qu’elles détiennent sur le cœur. En plus, par un mystère, il distillait les contes d’une manière inconnue, à dire qu’il avait dévié en lui-même leurs signifiances les plus extrêmes[iv]. »

Le maître conteur Solibo, s’il « était semblable à un reflet de vitrine, une sculpture à facettes dont aucun angle n’autoriserait une perspective d’ensemble[v] » n’est pas sans porter plus ouvertement, à bras-le-corps, une problématique identitaire et langagière. Il se fait le représentant d’un lieu de rencontre entre des réalités et des perceptions hétérogènes. C’est ici que l’on touche à une des spécificités de la littérature créole : le travail du langage. À travers le personnage de Solibo se réverbèrent des parlers, des voix diverses, des époques, des réalités et des sensibilités, lesquels ne sont pas sans se heurter, par exemple, au « français mathématique[vi] » des enquêteurs chargés de résoudre le mystère de sa mort. La mixité langagière présente dans la littérature de Chamoiseau, basée sur une véritable logique babélienne, où le créole interagit avec le français, crée un « frottement de mondes[vii] ». La mise en scène du personnage d’Évariste Pilon, officier de police judiciaire, appelle le langage du procès-verbal, du code administratif, du code de la procédure pénale, de la technique, de la loi, de la médecine, de la rationalité, du temps mesurable, etc. Mais le discours cartésien n’est d’aucune utilité pour percer le mystère de la mort du conteur, car Solibo appartient à l’univers de la poésie, de l’irrationnel, de l’extraordinaire, de la mémoire, de l’intemporel, de la force et de la parole.

« [Q]ue dire face à la mort?[viii] », demande le personnage d’Édouard Zaboca, crié la Fièvre, l’un des écoutants de Solibo. Considérant que le conteur assurait une certaine forme de survie culturelle par la transmission orale d’histoires liant le peuple à son passé, le silence de Solibo, faisant place au vocal qui tonnait, n’est pas sans entraîner une perte de sens, laquelle obstrue la compréhension d’une certaine réalité socio-historique : « En mourant, Solibo nous a plongés là où il n’y a plus de parole qui vaille, plus de sens à rien. […] Tout est là, familier, mais l’existence est nulle : Où sommes-nous, Seigneur?[ix] » Car le monde auquel appartenait Solibo est finissant, relevant d’un « espace d’érosion [et] d’effacement[x] ». Le lecteur de Chamoiseau, mélancolique, assiste à un monde qui disparaît, verrouillant l’accès aux mystères qu’il recèle et témoignant clairement de la mort des contes, de la défaillance du créole, de la fin de l’époque de la « mémoire en bouche[xi] » et de la fatalité de celui qui « tenait à inscrire sa parole dans [la] vie ordinaire[xii] ».  Les questions ontologiques et philosophiques soulevées par le triste sort de Solibo placent le lecteur dans une position privilégiée, celle d’un observateur de la fragilité de toute culture minoritaire, ce qui n’est pas sans l’amener à prendre conscience des mutations possibles de l’univers culturel. De plus, le jeu du langage mis en scène dans le roman de Chamoiseau rapporte au lecteur des bénéfices culturels et intellectuels : reconsidérer son rapport au monde et la façon de dire ce même monde.

Alexandre Laliberté, libraire


[i]  Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique, Paris, Gallimard (folio), 1988, p. 41.
[ii]Ibid., p. 26.
[iii]Ibid., p. 26.
[iv]Ibid. p. 79.
[v]Ibid., p. 220.
[vi]Ibid., p. 105.
[vii]Ibid., p. 170.
[viii]Ibid., p. 193.
[ix]Ibid., p. 155.
[x]Ibid., p. 170.
[xi]Ibid., p. 223.
[xii]Ibid., p. 222.