Sir Robert Gray : La fierté Gray
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Sir Robert Gray : La fierté Gray

Avec ses Mémoires d’un homme de ménage en territoire ennemi, SIR ROBERT GRAY frappe fort et souvent juste. Éloge de la vengeance sur un air de lutte des classes, version gai XXX.  Mordant.

Sir Robert Gray est un hybride: sa mère est issue de l’aristocratie canadienne-française et son père est britannique. Il grandira dans le monde diplomatique, passera par Ottawa, Vancouver et New York, mais s’établira à Montréal. Malgré une maîtrise en linguistique et des boulots de journaliste et de traducteur, il sera aussi prostitué et finira comme homme de ménage chez des madames de Westmount. A l’aube de la cinquantaine, cet anglophone, qui s’affuble du titre de «sir» par reconnaissance pour ses héros de musique jazz plutôt que par noblesse (DUKE Ellington, COUNT Basie, LADY Billie Holiday…), publie un premier roman, écrit en français pour que son chum, francophone unilingue, puisse le lire. Et il n’épargne personne. On s’amuse follement et on rit jaune, parfois!

Car ces mémoires sont résolument subversives. Même s’il ne faut pas confondre l’auteur du livre et son narrateur, Charles Burroughs, on ne peut qu’être secoué par la critique de la société québécoise, qui nous brasse la cage. Parce qu’il crache systématiquement sur toutes les élites qui bougent: la télé et la radio d’État (Marie-Fange quelque chose ou les sours Motoneige), les columnists de la presse écrite (Magalie Pititrudku), la petite bourgeoisie francophone et l’aristocratie anglophone… Il déteste ses clientes, surtout les grosses; il conteste les gais et la communauté. Pourtant, au bout du compte, on en conclut qu’il est plutôt lucide, ce Charles Burroughs.

«J’aime beaucoup la controverse, dit Robert Gray. Ce roman, c’est un portrait de la société québécoise comme moi je la vois. Si j’ai pris le pire profil de certains aspects, c’est pour que ce livre suscite la discussion. Au Québec, personne n’élève le ton, comme si tout était correct. C’est un livre sur la dégradation de la culture. Il se déroule à Montréal parce que c’est ici que j’habite. J’aurais pu écrire le même livre aux États-Unis… Ça fait cinq ans que je suis avec mon chum; au début, tous les soirs, assis à ses côtés, j’étais obligé de regarder Sonia Benezra. Je pensais vomir. Maintenant, je vais lire dans la chambre à coucher pendant qu’il écoute la télévision. Pourtant, la télé, ça pourrait être bon!»

Du cul à la culture
Le narrateur du roman, qui veut prendre son destin en main en devenant homme de ménage, nous raconte, un peu comme s’il tenait un journal, son enfance difficile entre un père violent et une mère qui ne l’aimait pas, ses déconfitures professionnelles; et, avec une lubricité jouissive et crue, ses nombreuses péripéties sexuelles. Ça rentre dedans! Mais il serait bête de ne s’arrêter qu’au côté pornographique de ce texte. Si Charles Burroughs tripe sur le cul, Robert Gray, lui, a de la culture.

«Le roman est dédié à Louis-Ferdinand Céline, parce que sa recherche stylistique m’intéresse. Il voulait écrire comme les gens parlaient. C’était un personnage controversé, qui a dû s’exiler parce qu’il avait été collaborateur pendant la guerre, donc un traître; et c’est un peu le profil de mon personnage. Mais c’est aussi un hommage à la pièce Les Bonnes, de Jean Genet. De plus, dans le livre, je fais plein de clins d’oil à Andy Warhol, à D.H. Lawrence… D’ailleurs, quand Lawrence a publié L’Amant de lady Chatterley, tout le monde n’y a vu que le sexe, alors que son propos portait sur la lutte des classes. Heureusement, quelqu’un m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il avait lu mon livre à deux mains! Pour gagner des combats, les homosexuels ont dû mettre de côté l’aspect sexuel. On est devenus des gens normaux, on n’est plus des malades mentaux… Je voulais remettre le sexe dans l’homosexualité. On fait semblant que ce n’est pas comme ce que je décris dans le roman, mais pourtant, les bains saunas sont pleins, on ne peut pas circuler dans les parcs ou sur la Montagne la nuit… Et, pour ce qui est des scènes très explicites, les femmes vont peut-être apprendre quelque chose!»

Ces Mémoires… constituent le premier d’une série de quatre romans que Gray prépare. Mais ne vous attendez pas à la suite des aventures érotiques de Charles Burroughs. La seule constante sera le thème de la vengeance.

«La vengeance, ça va avec les religions. J’en ai moi-même pratiqué plusieurs; et la vengeance y est toujours une chose taboue. On dit que c’est l’arme des démunis, des désespérés. J’avais lu dans le New Yorker que Karl Marx, dans Le Capital, que je n’ai pas lu, sauf les deux premières pages, comme la plupart des gens, avait prédit l’autodestruction du capitalisme et un retour au féodalisme. Aujourd’hui, autant comme homme de ménage que comme travailleur autonome, on n’a aucun pouvoir de négociation, surtout avec l’effondrement du syndicalisme et la désorganisation du travail. On le fait parce qu’on est désespéré. Et personne ne dit qu’au Québec, la lutte des classes, c’est encore, aussi, la lutte des races. Je regarde la télévision dans les deux langues; en information, le traitement est complètement différent du français à l’anglais. Et je ne dis pas que c’est mieux en anglais. Mais en français, on ne dit pas tout; et en anglais, tous les soirs, on tape très fort sur les francophones, sans arrêt, avec des vieillards qui pleurent qu’ils ne parlent pas français… Dans les deux camps, c’est hypocrite. Si l’on avait montré aux Québécois ce qu’on disait d’eux sur les chaînes anglophones, le référendum aurait été gagné.»

Loin d’être le regard mesquin d’un anglophone sur le Québec, ce livre, écrit dans un français d’ici qui nous laisse croire que son auteur aurait pu s’appeler Robert Legris, est une petite bombe. Quand les riches vous puent au nez et que le Québec vous tue…

Mémoires d’un homme de ménage en territoire ennemi
Éd. Triptyque, 1998, 187 p.