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Entrevue avec Tonino Benacquista : Cercle polar

Auteur de polars à succès (Trois Carrés rouges sur fond noir, La Maldonne des sleepings…), et d’un roman (hilarant) sur le monde des scripteurs télé (Saga), TONINO BENACQUISTA est aussi un solide auteur de nouvelles. Dans Tout à l’ego, son deuxième recueil, il met ses personnages sur le divan, et scrute leur inconscient. Nous l’avons interviewé via Internet.

Votre recueil a pour titre Tout à l’ego. Quelle serait votre définition personnelle du terme «ego»?
Il va sans dire que j’utilise le mot «ego» dans un sens bien plus romanesque que celui du dictionnaire (y compris celui de la psychanalyse). Si j’en donnais une définition par défaut, je dirais que l’ego est le contraire du nombril. L’ego d’autrui peut être passionnant; son nombril, rarement. Il faut avoir l’extraordinaire talent de Woody Allen pour rendre son propre nombril universel. Le nombril est misérable, imbécile, déplacé, exhibitionniste. L’ego est complexe, quotidien, et non dénué d’humour. Un seul ego n’a aucun intérêt, seul notre mode de fonctionnement interne vaut la peine d’être évoqué. Tout à l’égo parle de tous les ego. Le mien, comme le vôtre, pris séparément, n’offrent que peu d’intérêt.

Dans ce recueil, vous vous moquez gentiment de ceux qui passent leur temps à s’auto-analyser. Est-ce un travers que vous retrouvez souvent autour de vous?
Je ne sais pas s’il s’agit de moquerie, même gentille. J’aime que les individus se cherchent. N’est-ce pas le point de départ de toutes les fictions? Mes personnages ne disent pas: «Pourquoi suis-je aussi malheureux?!» Ils disent: «Pourquoi me suis-je comporté comme ça?» Ils admettent volontiers qu’ils sont responsables de leurs actes, qu’ils sont le produit de leurs victoires et de leurs erreurs. Il est vrai cependant que la tendance est à l’auto-analyse et je trouve assez dangereux de jouer à l’apprenti sorcier avec soi-même; on peut se rendre très malheureux en s’imaginant avoir trouvé une grille de lecture qui obéisse à deux ou trois poncifs de la psychanalyse. Sans parler de ceux qui s’allongent régulièrement sur un divan et qui s’imaginent posséder des clés qu’un autre n’aurait pas.

Dans Boîte noire et dans Opportune, vous mettez en scène des personnages qui se font jouer par leur inconscient des tours pendables. Est-ce que ça vous est déjà arrivé?
Sans doute, mais rien de bien spectaculaire, heureusement. Quelques lapsus, mon quota d’actes manqués, et quelques hasards suspects, rien de plus. Oui, il m’est arrivé de me tromper de prénom, mais je préfère taire lesquels! (À la réflexion, je vais jouer le jeu, voici comment ma boîte noire a pu me mettre dans une position ridicule: dans je ne sais quelle administration, on me demande ma profession, je réponds «auteur». Ce qui ne semble pas clair du tout, puisqu’on me fait répéter plusieurs fois. On me demande même de l’épeler, et le plus naturellement du monde, je réponds, un peu exaspéré: H.A.U.T.E.U.R.)

Est-ce que vos rêves vous ont déjà inspiré des histoires?
Non, jamais. Je ne retiens pas mes rêves. Je n’ai aucune envie de le faire. Disons que je préfère les laisser s’envoler avec la nuit. Quand, au cours de la journée, la réminiscence d’un rêve me revient en mémoire, j’éprouve une sensation désagréable. Pour dire une banalité, je pense que les rêves concernent les visionnaires dans le sens premier du terme: les Buñuel, Fellini, ou Lynch, les fabricants d’images. J’espère que mes histoires sont solidement ancrées dans le réel, qu’elles obéissent à une logique commune, voire une espèce de bon sens (en tirant sur la corde de la crédibilité, j’admets…). Le rêve n’est pas un matériau que j’ai envie de travailler, je laisse ça aux psys.

Vous avez un don pour imaginer, à partir de situations banales, des revirements aussi loufoques que catastrophiques. Vous arrive-t-il de puiser dans la «vraie vie» ou dans celle de votre entourage, ou dans les histoires que vous entendez autour de vous, pour écrire?
Allons-y pour un autre poncif: les auteurs sont des voleurs. Je vole beaucoup à mon entourage mais je ne m’inspire que de choses susceptibles d’être «alchimisées» par la fiction. On me dit souvent: «Il m’est arrivé un truc pas possible, tu pourrais en faire une nouvelle!» J’écoute par curiosité mais en aucun cas il n’y a là matière à fiction. Il y a trop de précautions à prendre avec le réel si on le transpose tel quel; en un mot, le réel n’est pas très crédible. Aussi étrange que cela puisse paraître, Alexandre Dumas s’est inspiré d’un fait divers inouï pour écrire Monte-Cristo. La «vraie» histoire avait besoin d’être minimisée pour paraître crédible. La fiction serait en gros la résultante d’une équation imagination / effet de réel.

Vous aimez qu’il y ait de l’humour dans vos histoires. Est-ce que c’est aussi ce que vous aimez, en tant que lecteur?
Rien n’existe sans humour. L’humour, c’est la distance, le regard, l’ironie, rarement le cynisme. Je ne ris jamais (un cadeau à la naissance qu’on ne m’a pas fait), mais je traque l’humour en tout, une bonne partie de mon temps y est consacrée. La première chose que je fais, le matin, en ouvrant les yeux, avant même de passer un tee-shirt, c’est de chercher mon sens de l’humour. Parfois, il est planqué derrière un meuble et il me faut une bonne demi-journée pour le retrouver. Ce pourquoi je considère beaucoup un auteur comme Kurt Vonnegut. Pas une seule de ses phrases ne se prend au sérieux, et pourtant…

À l’époque où vous deviez travailler pour boucler les fins de mois, vous puisiez dans vos différentes expériences de travail pour établir la toile de fond de vos romans. Maintenant que vous vivez de l’écriture et que vous n’avez plus à multiplier les petits boulots, par quoi remplacez-vous ce matériau d’écrivain que vous aviez à portée de la main?
J’aime raconter des histoires. Tout gosse, j’étais comme ça. Et si je le suis encore longtemps, devenir vieux ne me fait pas peur. Le matériau… Le matériau vient de… Le matériau… D’où vient le matériau? Je pourrai répondre à cette question le jour où la machine à peigner les neurones sera inventée.

Vous m’avez déjà dit être venu à l’écriture par la télévision. Est-ce à dire que devenir écrivain n’était pas précisément un rêve de jeunesse?
Si. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai eu envie d’écrire en apprenant l’alphabet.

Et je savais déjà comment faire chauffer un tube cathodique bien avant d’attaquer la lettre A. L’opposition ou l’apposition lecture / écriture ne sera bientôt plus à l’ordre du jour. La puissance de l’image est telle que tout individu naissant aujourd’hui aura vu des milliards d’images avant d’écrire une ligne, composer une note, ou tourner une séquence de film. Est-ce un bien, est-ce un mal, je ne sais pas; mais le mouvement est inéluctable.

De vos leçons de scénarisation, avez-vous tiré quelque enseignement utile à l’écriture romanesque?
Le sens de l’ellipse. Cette idée que le plus délicieux, c’est ce qui se passe entre deux actions, entre deux scènes, entre deux phrases. En revanche, je décris très peu, ni les lieux ni les visages. Paradoxe qui m’échappe quand on parle d’images et de scénario.

À l’époque de Saga, vous travailliez à la scénarisation de Trois Carrés rouges sur fond noir. Le projet de film a-t-il abouti?
Oui, mais pas comme je l’imaginais. Le scénario a été lu par un réalisateur qui a préféré en écrire un autre, plus fidèle au roman! Et c’est tant mieux, parce que j’aime bien ce qu’il fait, il s’agit d’Éric Rochant. Il devrait tourner à la fin de l’année.

Entre deux livres, demeurez-vous constamment à l’affût d’idées qui pourraient vous servir? Ou vous permettez-vous des «vacances»?
Même quand je ne «travaille» pas, je ne me sens pas en vacances. Je ne débranche jamais la machine à fabriquer des histoires, ce n’est même pas une fixation, c’est un vice. Disons: le tout net dans un monde de fiction, je n’ai pas besoin de mode d’emploi, de carte d’état-major, de boussole. Dans l’autre, le vrai, si.

Dans votre travail d’écrivain, êtes-vous quelqu’un de très discipliné? Du genre à s’établir un horaire et à s’obliger à écrire à heures fixes?
M’obliger, sans doute pas, mais je fais en sorte de me mettre au travail à heures fixes, sinon je culpabilise. Pour un roman, j’écris de 11 à 19 h avec quelques coupures toujours assez bienvenues.

Entre la cogitation, la recherche, la planification, la tournée de promotion, l’écriture comme telle, quelle est la partie du travail d’écrivain que vous préférez?
Comment répondre autre chose que l’écriture en elle-même? Cela veut dire que les étapes les plus pénibles (cogitation, recherches) sont passées. La promotion, c’est une récréation après un ou deux ans de concentration sur un écran.

Depuis la parution de votre tout premier roman, avez-vous pris de l’assurance, comme écrivain; ou bien diriez-vous qu’à chaque livre on repart à zéro?
Je poserais la question différemment. Au premier roman, l’auteur est hanté par l’idée de publication. Il veut savoir comment le roman sera reçu, il veut à tout prix en publier un second, etc. L’auteur qui n’est plus angoissé par ces questions-là devient plus exigeant envers lui-même. Il est seul, disons, face à son bouquin, les angoisses sont dirigées «vers l’intérieur». Et s’il s’installe dans une espèce de confort éditorial, tant pis pour lui!

Vous arrive-t-il d’être à court d’idées, ou bien de sombrer dans le doute et de tout remettre en question?
Cf. plus haut. À chaque nouveau roman, on se met à douter: «Est-ce que cette fois encore…» Certains appellent ça le complexe de Moïse.

De tous les livres que vous avez fait paraître, y en a-t-il un qui vous tienne particulièrement à cour?
Je dirais La commedia des ratés. Racines, atavisme, que sais-je. C’est celui dans lequel je parle de ma famille, tout en gardant la forme polar. J’aime ce mélange.

Avez-vous l’intention de revenir prochainement au polar?
Pas pour l’instant. Je n’écrirai un polar qu’avec une bonne idée de polar. Quand j’achète une boîte de thon, j’aime qu’il y ait du thon à l’intérieur, pas des sardines. Mais le polar ne me quitte pas: il est là, sous le lit, il ricane si j’essaie de me prendre au sérieux au détour d’une phrase.

Et si vous n’aviez qu’un livre à emporter sur une île déserte…?
L’intégrale de Shakespeare. Je ne serai jamais assez seul sur cette île déserte pour oser imaginer en venir à bout, un jour.