Salman Rushdie : La Terre sous ses pieds
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Salman Rushdie : La Terre sous ses pieds

SALMAN RUSHDIE signe avec La Terre sous ses pieds un roman visionnaire. Dans ce dixième livre traduit en français, le célèbre écrivain refait le monde, à travers ses mythes et ses angoisses. Magistral.

Pour plusieurs, Salman Rushdie est d’abord un symbole. L’emblème de la liberté créatrice victime de l’intolérance religieuse, la fameuse fatwa décrétée contre lui depuis la parution des Versets sataniques (1989). Et parce que, dans notre monde, la célébrité tend parfois à dissimuler l’essentiel, on connaît peu ici son oeuvre costaude. Disons que son nouveau roman en traduction, La Terre sous ses pieds, représente une belle occasion de découvrir l’univers de l’auteur britannique d’origine indienne…

Voix du futur
Difficile de résumer, sans en réduire l’étonnante richesse, cette brique foisonnante qui nous ouvre les portes d’un imaginaire baroque, touffu, enchanté, soutenu. Au premier niveau, c’est le récit d’une grande histoire d’amour au parfum mythique, une version contemporaine, rock et grandiose des éternels amants Orphée et Eurydice. Vous savez, l’amoureux à la voix d’or qui ira chercher sa bien-aimée jusqu’au fond de l’enfer.

Débutant justement lorsque notre Eurydice moderne est engloutie dans une fracture du sol tremblant, La Terre sous ses pieds remonte, par la voix d’un troisième larron, le photographe et amoureux transi Rai Merchant, la passion tumultueuse d’Ormus Cama et de Vina Aspara, idoles internationales de la musique pop.

Cet amour prédestiné, qui survivra à de longues séparations, et même à la mort, saisit les deux tourtereaux alors que Vina n’est qu’une gamine de douze ans (Ormus refusera stoïquement de la toucher jusqu’à son seizième anniversaire). Tous deux sont, à leur façon, dépourvus d’appartenance, et trouveront leur niche dans la musique, et dans leur amour. Elle, la femme rebelle et sexy, à la voix ensorcelante, a survécu à une enfance misérable, marquée par la tragédie, dans un trou au fin fond de l’Amérique. Quasi orpheline, elle aboutira à Bombay, dans la lointaine famille paternelle, où on la traite en Cendrillon, avant d’être recueillie par la famille de Rai, puis de s’enfuir brusquement…

Ormus, lui, grandit dans l’indifférence, entre un père anglophile féru de l’étude scientifique des mythes et une mère engluée dans la superstition, perturbée par un accident, survenu le jour de la naissance d’Ormus, qui a rendu muet un de ses fils aînés. Quant au frère jumeau de ce dernier, jaloux de la voix d’or du cadet, il finira psychopathe…

Il faudra l’irruption de Vina dans sa vie pour réveiller l’incroyable don du bel Ormus pour la musique, interdite de séjour dans la maisonnée Cama. Grâce à la voix lointaine de son jumeau mort-né, Gayomart, qui devient son ombre, le jeune homme a accès à tout un monde souterrain qui n’est autre que l’écho du futur. Il prétend donc avoir fait siennes, des années avant qu’elles ne soient diffusées en Amérique, des chansons qui présideront à la naissance du rock’n’roll. Comme si la musique de l’Ouest était en fait née à Bombay, «made in India», puis avait été volée par les étrangers…

Univers parallèle
Plus tard, le visionnaire Ormus aura même la révélation d’un «autremonde» (ressemblant étrangement au nôtre), qui lui apparaît à travers des déchirures dans la toile du réel. Car l’univers romanesque imaginé par Salman Rushie est une version décalée et parallèle du nôtre, ni meilleure ni pire, parfois similaire, parfois étrangement inversée. Par exemple: l’étoile du rock est un certain Jesse Parker – lui aussi flanqué d’un jumeau mort – «managé» par le «colonel» Presley; John Kennedy a survécu à une première tentative d’assassinat; le scandale du Watergate n’est que l’intrigue loufoque d’un populaire thriller…

Placé sous l’emprise de la gémellité, de la dualité, du double, le roman se déploie au carrefour de «mondes en collision». D’abord l’Orient et l’Occident, qui s’entrechoquent avec fascination et défiance; mais aussi la spiritualité et la rationalité, le réel et l’imaginaire, ce dernier devenant aussi la découverte d’un autre monde.

Via le parcours initiatique des trois héros, jonché de catastrophes, révélant «l’abîme là où devait se trouver le plancher», l’auteur des Enfants de minuit dresse le portrait d’un monde instable, mouvant, en incessante transformation. Le tableau métaphorique de l’«incertitude de la modernité», d’une époque où des secousses sismiques ébranlent les frontières, où les repères s’écroulent, où toutes les barrières s’effondrent. Ces nombreux tremblements de terre géologiques et politiques qui dévasteront la planète en 1989 (l’année de la chute du Mur de Berlin et du massacre des étudiants chinois), et qui causeront d’ailleurs la perte de Vina.

La narration vivante et polymorphe de Rai, enrichie de réflexions sur toutes sortes de thèmes – la photographie, l’amour, la célébrité, la musique, l’Inde… – fait des sauts de puce dans le temps. Hétérogène mais d’une grande cohérence, porté par un souffle remarquable, ce captivant récit, aux personnages forts, recouvre une réflexion sur le déracinement, sur l’appartenance. Rai, Ormus et Vina ont tous choisi la désorientation, «la perte de l’Est», quittant l’Inde pour la séduction du Nouveau Monde.

Rai, témoin et éternel second violon du triangle amoureux, Indien qui se refuse au mysticisme (une maladie neurologique nationale, à laquelle les touristes occidentaux sont fort sujets, et qu’il nomme par dérision la «Sagesse-d’Orientite»), chérit sa ville natale, mais rêve d’Amérique. Il refera sa vie à New York, chassé de Bombay, la belle corrompue, par les menaces d’un escroc dont il a exposé la méga-filouterie, mais mû aussi par un besoin de s’éloigner de la ville-extension du corps maternel. Paradoxe.

«Il y a un gain exaltant dans ce destin de métamorphoses ainsi qu’une perte douloureuse», constate Rai. Mais «les seules personnes qui voient la totalité du tableau sont celles qui sortent du cadre». C’est sans doute aussi le lot des grands artistes.

Avec une ironie ravageuse et une étourdissante érudition, où les références à la mythologie jouxtent les clins d’oeil à la culture populaire, Salman Rushie a construit une fable qui s’abreuve probablement à sa propre situation. L’auteur né à Bombay dévoile «l’irréconciliabilité intérieure, la contradiction tectonique» que nous portons tous, êtres caméléons, toujours en transit entre deux mondes. Heureusement, l’art et l’amour («une serviette de plage étalée sur des sables mouvants») sont peut-être des voies de rédemption.
La Terre sous ses pieds
Traduit de l’anglais par Danielle Marais
Éd. Plon, feux croisés, 1999, 540 p.

Extrait:
«Je crois depuis longtemps (…) que dans chaque génération il y a quelques âmes, appelez-les chanceuses ou maudites, qui sont tout simplement nées sans appartenance, qui viennent au monde à demi détachées, si vous voulez, sans liens très forts avec une famille ou un lieu, une nation, une race; (…) car ceux qui attachent de la valeur à la stabilité, qui ont peur de la mobilité, de l’incertitude, du changement, ceux-là ont bâti un puissant système d’interdits et de tabous contre l’absence d’enracinement, cette force dérangeante et antisociale, si bien que pour la plupart nous nous y conformons, nous faisons semblant d’être motivés par des loyautés et des solidarités que nous ne ressentons pas vraiment, nous dissimulons nos identités secrètes sous des masques qui portent le sceau de l’approbation de ceux qui appartiennent. Mais la vérité se glisse dans nos rêves; seuls, dans notre lit (parce que nous sommes seuls la nuit, même si nous ne dormons pas seuls), nous nous envolons, nous volons, nous nous enfuyons. Et dans nos rêves éveillés, que nos sociétés permettent, dans nos mythes, nos arts, nos chansons, nous fêtons ceux qui n’appartiennent à rien, ceux qui sont différents, les hors-la-loi, les monstres. Ce que nous nous interdisons, nous payons cher pour le voir dans un théâtre ou un cinéma, ou pour le lire entre les couvertures secrètes d’un livre.»