La Tierce Personne : L'évangile selon Mathieu
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La Tierce Personne : L’évangile selon Mathieu

Serge Lamothe signe un second roman: La Tierce Personne. Un récit familial teinté de mystère; une vengeance préparée de longue date; un suspense auquel il nous avait habitués dans La Longue portée. Une suite à la hauteur.

Quand il a écrit La Longue Portée, Serge Lamothe, auteur né en 1963 et installé à Québec, faisait entendre une voix nouvelle et différente. Bien qu’il fît dans ce roman un certain procès de la société soixante-huitarde, dont les enfants ont écopé d’un je-m’en-foutisme moral et parental assez ravageur – et bien que ce procès ne fût peut-être pas volontaire -, quelque chose d’autre, de plus délicat, apparaissait: une façon originale de parler de la crise existentielle propre à chacun de nous, mais vécue tragiquement par de tristes héros. Le narrateur de La Longue Portée rapportait des événements malheureux, où la mort avait fait son nid et emporté des gens qu’il aimait.
Dans La Tierce Personne, un autre narrateur, Mathieu Arbour, revient sur la disparition de son frère Luc – un des personnages du premier roman – et prononce d’autres évangiles. Ceux de la vengeance, qu’il fomente tout au long du récit, et qui rachètera les malheurs de Luc, sa solitude, et son très grand isolement. «Mon existence n’a véritablement commencé que lorsque Luc a disparu. Me mettre à sa recherche, remuer tout ce réel, refuser cet arbitraire encombré de sa soudaine absence; cela ne devenait-il pas fatalement ma mission? J’avais un but, une direction, une quête: il me fallait retrouver Luc.»
Mathieu quitte le foyer, laisse sa femme, Tahéré la «Pure», «qui n’a jamais vieilli», et ses enfants sans trop d’explications, pour accomplir cette mission. «En sortant de chez moi ce matin-là pour me rendre au bureau, je me souviens, chose étrange, de m’être retourné dans l’entrée et d’avoir observé la maison. Ma maison. (…) Ce matin du 15 août, ne me demandez pas pourquoi, elle m’a paru suspecte.»
Ce n’est qu’après une soixantaine de pages que l’on plonge dans le coeur du roman, moment où le présent du récit bascule dans le passé, ramenant à la mémoire ce qu’a été ce frère mal compris. «Ne vous l’ai-je pas déjà dit? Mon frère Luc était dérangé. (…) Je pense que sa démence était calculée.» Mêlant rêves et réalit, le narrateur raconte quelques-unes des aventures singulières de Luc, ses étranges cérémonies, ses fugues nocturnes, dont souvent il ne se souvenait pas. Reste-t-il des traces de sa folie dans ce recueil de poèmes colligés par Mathieu, et qui s’intitule Disappearance of a Charismatic Leader? Sa longue confession est en tout cas semée de ces poèmes énigmatiques.

Mystère des mots
Car c’est effectivement par le biais d’une confession que nous est rapportée toute l’histoire de Mathieu. Il répond aux questions d’un détective absent (qui pourrait être le lecteur), après s’être livré à la police. C’est donc ce récit, à rebours, qui nous est fait, entrecoupé de souvenirs, de méditations, et des lettres du narrateur à son frère disparu.
Dissimulant les projets véritables de Mathieu Arbour, ses cibles et ses procédés, le récit finit par cultiver un mystère digne d’un roman policier. Sans être un thriller philosophique (la clé de l’énigme n’est pas de nature intellectuelle), le roman déroute le lecteur en lui indiquant plusieurs pistes.
C’est une lecture très attentive qu’exige ce second roman de Serge Lamothe, dont l’écriture est silencieuse, ne donnant que peu de clés pour mettre à jour la machination du narrateur. Par une longue description du personnage de Mathieu, de sa famille, son enfance, ses rêves, ses liens avec le frère disparu, le roman développe des avenues qui resteront désertes par la suite. Est-ce une ruse? Une mise en place pour le troisième volet de cette trilogie annoncée? Peut-être. Lamothe nous a habitués à une précision d’horloger et ce n’est sans doute pas pour rien que, par exemple, il nous présente avec force détails la femme qu’il laissera derrière lui. Néanmoins, sur le plan narratif, cela paraît comme un manque, une absence inexpliquée, que ne justifie pas en tout cas la suite du récit.
L’écriture de Serge Lamothe est envoûtante, et pallie ce manque d’unité; on tombe sous le charme du ton incantatoire de certains passages, de la poésie de la langue, des images éocatrices. Si la force de l’auteur, depuis La Longue Portée, réside dans le travail du style littéraire, et dans les rebondissements rares mais spectaculaires du récit (ceux qui ont lu le premier roman de Lamothe auront d’ailleurs toute une surprise), elle est surtout dans la capacité de rendre transparents les personnages, leur misère, leur pouvoir, leur humanité. Pour cela, le dépouillement et la simplicité sont les meilleurs alliés d’un grand écrivain.