Madeleine Gagnon / Les Femmes et la Guerre : Femmes du monde
Voici un livre qu’il faut mettre entre toutes les mains: pour sa force, sa beauté, sa sincérité. Madeleine Gagnon, auteure des Femmes et la Guerre, raconte la genèse de son récit, aventure qu’elle a vécue avec la réalisatrice et journaliste Monique Durand.
Depuis son retour à Montréal, fin mai, Madeleine Gagnon n’est pas vraiment revenue de son voyage. "J’en parle presque tous les jours, dit-elle, et ce n’est pas fini, il y a quelque chose avec ce livre qui m’emporte."
Madeleine Gagnon, écrivaine, et Monique Durand, réalisatrice et reporter, ont concrétisé le rêve de beaucoup de journalistes (qui couvrent de moins en moins l’information internationale au Québec): c’est grâce à leur ténacité que les deux femmes ont pu se rendre en Macédoine, au Kosovo, en Bosnie, en Israël et en Palestine, au Liban, au Pakistan et au Sri Lanka, pour parler à des femmes appartenant à des peuples qui vivent en état de guerre depuis des décennies, voire, pour certains, des siècles. Le projet, financé par de nombreux organismes et notamment par le Conseil des Arts par le biais du Fonds du nouveau millénaire pour les arts, s’est incarné sous forme de série radiophonique, d’une part, et sous forme littéraire de l’autre, donnant deux angles différents au sujet. Le résultat est passionnant.
Comment avez-vous entrepris ce projet, vous qui êtes avant tout une écrivaine?
Je redoutais un peu l’expérience, car j’ai plutôt l’habitude de prendre mon temps pour écrire… Là, je devais écrire sur le vif, sur le moment, comme une journaliste finalement. Mais quand je suis arrivée en Macédoine, la première phrase est sortie, et tout a démarré. Comment rester silencieuse devant ce que j’entendais? Je prenais des notes, continuellement, et j’écrivais. J’envoyais mes textes manuscrits à mon éditeur, et on me renvoyait le tout, pour que je corrige. Lors de mes retours à Paris (on revenait entre chaque étape pour faire le point), je revoyais mon texte.
Est-ce pour cela que le style de votre écriture, dans Les Femmes et la Guerre, est si différent de vos autres livres?
Je crois qu’on me reconnaît quand même! Mais il est vrai que c’est plus fulgurant, j’ai plongé, et cela se voit dans le style plus rythmé, plus haletant… La vitesse, la fougue, c’est ce qui m’habitait, et je crois que je ne pouvais en faire abstraction. Cette démarche m’a en fait donné une leçon! Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais, et voilà que je me découvrais encore, comme auteure.
Comment votre participation se déroulait-elle, concrètement?
Je restais assez discrète, pendant que Monique faisait les contacts, et réalisait ses entrevues. Bien sûr, je parlais aussi, et je nouais des liens avec certaines femmes. Au point que nous nous sommes fait de vraies amies, avec qui l’on échange encore. Ce sont des liens extrêmement forts, parce que ces femmes nous confiaient des choses qu’elles ne disent pas souvent… Et cela a d’ailleurs confirmé que l’on touchait quelque chose de juste à travers le projet, puisqu’elles nous demandaient, littéralement, de témoigner pour elles, chose que je n’aurais jamais cru devoir faire auparavant, que je ne me serais certainement pas permis.
De quoi vous demandaient-elles de témoigner?
De ce qu’elles vivaient: par exemple, cette avocate, au Pakistan, Asma Jahangir, qui voulait dire que les activistes (celles qui se battent contre la violence dans leur propre pays et qui veulent changer les lois, ce qui est une tâche colossale) sont menacées de mort, quotidiennement, parce qu’elles dénoncent les abus du pouvoir. Une anthropologue, Naghma Imdad, également Pakistanaise, nous disait redouter la "talibanisation", car ces intégristes venus d’Afghanistan envahissent peu à peu leur pays. Toutes ces femmes qui avant, montaient à bicyclette, portaient des jeans, étudiaient librement, sont aujourd’hui obligées de se cacher pour vivre! Les femmes qui ont étudié à l’Ouest (en sociologie, en anthropologie, parfois en psychologie) reviennent chez elles pour essayer de changer les mentalités. L’une d’entre elles m’a dit que, maintenant que ses filles étaient élevées (elles étudient à McGill d’ailleurs), elle pouvait se "permettre" de risquer sa vie…
Que répondez-vous à ceux qui refusent de juger ces pays, et disent ne pas vouloir se mêler de la vie des cultures étrangères?
Pour moi, surtout à l’époque actuelle, quelqu’un qui vit au Kosovo est autant mon voisin que s’il habitait Brossard. Si je trouve que l’excision est une barbarie, je le dis dans n’importe quel pays. L’assujettissement des femmes, je le dénonce partout où je suis. Et d’ailleurs, les femmes que nous avons rencontrées VEULENT qu’on le dise ici, en Occident. Si on avait réfléchi comme cela au sujet de l’esclavage, il y aurait encore des esclaves! C’est parce que des gens progressistes se sont battus pour le dénoncer, ici, en France, en Angleterre, aux États-Unis, que l’esclavage est une pratique interdite aujourd’hui.
Vous démystifiez totalement le pacifisme des femmes, ce qui surprendra plusieurs lecteurs…
Cela fait des générations que les femmes contribuent, dans les pays en guerre, à élever de petits guerriers: il est faux de prétendre qu’elles ne connaissent pas la pulsion de mort. Elles reproduisent les valeurs de domination, de virilité qui font la force de leur groupe (racial, ethnique). Par exemple, elles inculquent elles aussi à leurs fils l’esprit de vengeance et de haine de l’Autre. Pour qu’ils fassent de bons soldats. Et cela au prix même, parfois, de subir ce qu’elles ont enseigné: il arrive en effet que, sur des rumeurs, des fils tuent leur mère pour sauver l’honneur des familles. Vous voyez que ce n’est pas simple…
Après ce que vous avez vu, comment jugez-vous l’information internationale telle que présentée au Québec?
Je sais que l’on est une petite société, qu’on est loin. Mais on est aussi paresseux… On dépense un argent fou pour les sports, pour les variétés… Attention: j’aime le sport, je trouve important le divertissement, mais il y a actuellement une disproportion scandaleuse. Si on n’informe pas les gens de ce qui se passe ailleurs, on va mourir étouffé dans notre propre confort. On va continuer à parler français, ça oui! Mais pour dire quoi?
Les Femmes et la Guerre
Avec un ton vif, une écriture très informée (et pour cause, c’était là le but de Monique Durand et de Madeleine Gagnon), Les Femmes et la Guerre se veut le pendant littéraire, écrit, de la série du même nom diffusée les dimanches, à 13 h 30, sur les ondes de la Chaîne culturelle de Radio-Canada, jusqu’au 5 novembre. Par des portraits émouvants, Gagnon et Durand ont réussi un tour de force: personnaliser la guerre, non pas par l’image, mais par la parole, les mots, les voix que l’on n’entend jamais sur les ondes des télévisions tant ce que l’on nous présente est conventionnel. Cet essai-récit mériterait plusieurs prix, et démontre l’importance de l’écriture comme moyen de réflexion, puisque Gagnon y analyse les propos des femmes qui se confient à elle. En plus de rendre compte de la vie de femmes qui se battent quotidiennement pour vivre, s’éduquer, travailler, élever leurs enfants, ce récit nous fait comprendre les enjeux politiques et économiques des conflits. Gagnon évoque cette vieille dame née d’un viol de guerre, qui porte en elle la haine et la peine; Swaleha, jeune peintre pakistanaise, qui, au milieu de la terreur, continue à créer; ces psychologues srilankaise et libanaise, qui essaient de faire comprendre aux leurs les ravages de la violence sur chacun d’entre eux.
Cela dépasse donc le "simple" sujet des femmes: elles sont peut-être la moitié du monde, mais ne vivraient pas sans l’autre. Et c’est l’un des grands mérites de ce livre que de montrer que la résolution des conflits passera par la réconciliation des sexes.
Éd. Vlb, 2000, 306 p.
Extrait :
" (…) au Liban, ajoute Liliane Ghazaly, il n’est aucun lieu de rencontres pour les femmes et les hommes qui voudraient reconstruire l’humain, dans les dispensaires, aucun lieu de paroles où les gens pourraient se libérer des violences, des haines, des remords, aucun lieu public pour le travail de mémoire, pas de lieu de paroles pour un peuple qui a pourtant inventé l’écriture phonétique-alphabétique, nos dirigeants ont tout fait, font tout pour empêcher le travail de mémoire essentiel à tout travail de deuil, ils ont dit "c’est fini, on efface, on s’embrasse et on construit", ils se sont attaqués à la pierre et les âmes ont été laissées en suspens (…) "