Fabrice Neaud, bédéiste : De l'autre côté du miroir
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Fabrice Neaud, bédéiste : De l’autre côté du miroir

Le Français Fabrice Neaud, chef de file de la bédé autobiographique, sera à Montréal dans le cadre du Salon du livre. Dans son très beau Journal, il aborde sans pudeur les aspects les plus intimes de sa vie. L’auteur, que nous avons joint à Angoulême, où il vit, nous parle de sa démarche originale et sans compromis.

Invité au Salon du livre, où il participera à une table ronde sur l’autobiographie en bande dessinée, Fabrice Neaud a publié en début d’année le troisième volume de son Journal, couvrant la période de sa vie qui s’étend de décembre 1993 à août 1995. Une période marquée par des difficultés professionnelles et financières, des rapports amicaux problématiques, mais aussi par l’amour à sens unique qu’il nourrit pour un homme hétérosexuel dans une relation qu’il évoque sans complaisance, tant dans le portrait tracé de Dominique, l’homme en question, que dans sa propre représentation.

Droit à l’image
Vivement critiqué pour la présence de personnes qui y sont représentées sans leur autorisation, le tome III du Journal paraît à une époque où l’on se questionne plus que jamais sur le "droit à l’image", époque où le moindre passant photographié dans la rue est en droit d’intenter des poursuites judiciaires contre l’artiste fautif. "Tout mon travail, explique Neaud, joint au téléphone avant sa venue au Salon du livre de Montréal, s’articule autour de cette impossibilité juridique, mais surtout morale: représenter des gens qui ne sont pas d’accord."

Il faut dire que le problème amplifié lors de la parution du tome III est thématisé dans celui-ci. À la suite de la publication d’un fascicule (dans lequel il caricaturait Dominique) et de la prépublication d’épisodes du Journal dans une revue, Neaud se trouvait déjà au centre d’une polémique, entouré par ceux qui l’encourageaient à poursuivre cette expérience esthétique inédite, en butte à d’autres qui lui reprochaient de tout montrer (Dominique notamment, qui lui dit: "Mon image est à moi, c’est à moi seul d’en jouir."). Ainsi voit-on Neaud répondre à ses détracteurs (lesquels sont dessinés dans le livre) en invoquant la liberté d’expression et posant la troublante question: "Comment peut-on m’accuser de voler une image qui ne hante que moi?"

Fabrice Neaud n’a pas peur des poursuites. "Au contraire, plus la loi est sévère à ce niveau-là, plus je me rends compte de la nécessité de mon travail, quitte à aller jusqu’au procès. Il faut que les gens comprennent que je me questionne, que ça me pose des problèmes de conscience énormes, que je ne fais pas ça en rigolant. Mais aussi que ça ne me servirait à rien de diminuer les choses, d’édulcorer, de changer des visages. Esthétiquement et moralement, ça ne servirait effectivement à rien." Après tout, n’est-ce pas le propre du genre diariste que de tout dire, et le plus sincèrement possible?

Le point de vue homosexuel
Les réflexions de Neaud sur l’homosexualité dans les trois premiers tomes du Journal s’opposent au discours traditionnel de tolérance. Il y dénonce ce concept, déclarant vers la fin du troisième tome: "Je ne puis me contenter d’un monde où l’on me tolère." Une idée qu’il défend plus que jamais. "Qui est tolérant est colonisateur, affirme-t-il. C’est le monde hétérosexuel qui est normatif en permanence. Aussi tolérant soit-il, c’est lui qui décide d’être tolérant, qui a le pouvoir de production du sens dans lequel les choses doivent aller. Comme homosexuels, nous devons être producteurs nous-mêmes du filtre par lequel le reste du monde doit nous voir. C’est pour ça que je fais ce travail, que je suis sujet pensant dans mon travail. Parce que la tolérance est encore une façon d’être considéré comme un objet: un objet de tolérance. Or, pour moi, la tolérance est partie constituante de l’homophobie. Les gens tolérants sont homophobes par cela même qu’ils sont tolérants."

Agacé par les commentaires de ceux qui ne voient dans son oeuvre que le témoignage des difficultés d’un homosexuel, Neaud insiste: "Je maintiens que mon Journal n’est pas le témoignage d’un homosexuel en province. J’y parle d’art, de peinture, de littérature, de cinéma, de bande dessinée, des gens qui m’entourent; j’essaie d’analyser les comportements sociaux. C’est un travail quasiment scientifique, un travail où je m’implique énormément, qui me fait beaucoup de mal parfois. Mais je ne le fais pas pour pleurer."

S’il est une chose contre laquelle Fabrice Neaud ne peut se battre, c’est la lecture que l’on fait en privé de son livre, livre dont la beauté graphique et la profondeur des réflexions incitent à s’intéresser à l’être humain qui s’y est représenté. Le lecteur extérieur à l’univers du Journal ne peut être que dérangé par la douleur que causent au narrateur la violence des autres, l’absence d’écoute et son amour impossible, lesquels sont représentés dans toute leur crudité, dans toute leur humanité. Douleur qui, vers la fin du troisième tome où Fabrice vient d’être rejeté par Dominique, le pousse à déclarer: "Je ne pourrai plus aimer."

Cette phrase, cinq ans plus tard, est-elle toujours vraie? "Oui. Par rapport à tous les problèmes que ça pose. Michel Houellebecq le démontre bien: on n’est pas dans une société qui pousse à l’amour et qui permette à ce sentiment archaïque de s’épanouir. La séduction, la rencontre avec quelqu’un ne peut être dorénavant possible que si l’on dispose d’atouts autres que l’amour: il faut avoir un travail, une voiture, Internet, un portable. Sans ça, on ne rencontre personne. Pour moi et pour des millions de gens dans le même cas, la rencontre amoureuse n’est pas possible. De plus, vu le travail que je fais, je complique l’équation. Il faudrait que je tombe sur quelqu’un qui soit près de la sainteté pour qu’il accepte, en plus, que je le dessine au moment de la relation."

Fabrice Neaud, décidément, ne fait pas de compromis.

Journal III (décembre 1993-août 1995)
Éd. Ego comme X, 1999, 374 p.