Un lieu sûr : Les belles bêtes
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Un lieu sûr : Les belles bêtes

La romancière canadienne Barbara Gowdy a construit une fable originale où l’on voit le monde à travers la vision des éléphants… Étonnant roman, dans lequel on marche avec  bonheur.

Se mettre dans la peau rugueuse et plissée des éléphants, raconter une histoire à travers leur vision du monde, avec une profondeur qui dépasse de loin la manière bébête et sucrée walt-disnéenne: tel est le pari relevé d’étonnante façon par la romancière canadienne Barbara Gowdy (Anges déchus, Seuil, 1995) dans sa fable Un lieu sûr. Une histoire prenante et riche en enseignements sur ces sympathiques mastodontes menacés par le plus dangereux des prédateurs: l’Homme.

Fondant l’étude anthropologique, le conte mythique et la fable poétique, Un lieu sûr nous plonge au royaume des elles-là (ainsi se désignent les éléphants entre eux, l’Elle étant leur divinité), une espèce soudée par un grand esprit de famille, et qui vit sous le doux règne du matriarcat.

La romancière ontarienne a créé là un univers cohérent et autosuffisant, nourri par un vocabulaire imagé dépeignant le monde à hauteur d’éléphant: ainsi, les serpents sont des "bâtons ondulants", les crocodiles, des "bûches-mâchoires", les avions, des "mouches ronfleuses", les hippopotames, des "rochers d’eau", et ainsi de suite. Gowdy, et c’est là sa plus grande réussite, a inventé toute une société avec ses règles, ses traditions, ses superstitions, ses rites, ses mythes fondateurs. Une mythologie où les humains n’ont pas le meilleur rôle, on s’en doute: les "patt’arrière" sont d’anciens elles-là déchus, punis pour avoir mangé de la viande…

L’anthropomorphisme de rigueur se voit ici tempéré par l’animalité de certaines pratiques, mais est surtout transcendé par le riche imaginaire et la vie spirituelle dont l’auteure a pourvu ses créatures. Elles ont des hymnes pour toutes les circonstances. Chaque famille compte une "parleuse en pensée", une télépathe ayant le pouvoir de communiquer avec les autres espèces animales, et parfois une visionnaire, possédant la faculté de voir les événements lointains dans le temps ou dans l’espace. Lors de moments charnières, les elles-là ont parfois l’impression de vivre dans la vision de quelqu’un d’autre.

Mais aussi, comme le veut la maxime, les pachydermes sont de la "mémoire vivante", capables de s’immerger à volonté dans chaque instant de leur vie avec la précision du présent. Du moins jusqu’à leurs vieux jours ("à la fin d’une longue vie vous oubliez tout, sauf qui vous êtes"). "La teneur exacte du vent qui ce jour-là mugissait dans les acacias, la façon dont le soleil dégringolait à travers le feuillage accompagnent le souvenir, sont revécus, et l’on peut désormais s’appesantir sur ce qui, à l’époque, était passé presque inaperçu."

Les elles-là possèdent surtout une légende, celle de l’existence d’un refuge, havre de paix, de sécurité et d’abondance (une réserve faunique, selon toute vraisemblance), baptisé "Le Lieu Sûr". Or, les temps sont durs pour les elles-là, souffrant de la sécheresse qui ravage leur Domaine, et dévastés par les tueries perpétrées par les plus vicieux des prédateurs, les détrousseurs de défenses qui convoitent leur ivoire (une mutilation qui prive en outre les femelles décédées de leur capacité d’aller au ciel et de devenir des "femelles célestes").

Après un massacre d’une sauvagerie révoltante, qui décime la tribu des Elle-S, les survivants partent en quête de leur Terre Promise: Le Lieu Sûr et l’os blanc qui est censé leur servir de guide. C’est la pénible odyssée de ces êtres, si attachants avec leurs personnalités bien dessinées, que le roman retrace. La petite Bourbe, orpheline recueillie par les Elle-S après la mort de sa mère et qui se sent un peu à part de la bande; son amie Lit de Dattes, égarée seule dans la savane après le massacre; sa mère, la sarcastique et lascive Elle-Segausse; cette exaspérante geignarde d’Elle-S’égosille, un personnage très fort. Et le mâle Grand Temps, spécialiste des "liens", cette somme de signes que les elles-là interprètent quotidiennement comme autant de présages.

Barbara Gowdy nous offre une histoire belle et réellement émouvante, mais surtout une vision du monde originale, d’une espèce qui vit en parfaite communion avec la nature, l’univers et la spiritualité.

L’important, c’est de ne pas oublier qui on est, y dit-on. Il est bon de temps à autre de se dépouiller de son ethnocentrisme, ne serait-ce que pour voir le monde autrement. Un monde dont, dans Le Lieu Sûr, l’Homme n’est plus le centre. Et ici, le sauvage, l’animal, c’est celui qui marche à deux pattes…

Un lieu sûr
de Barbara Gowdy
traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
Éd. Actes Sud / Leméac, 2000, 392 p.

Un lieu sûr
Un lieu sûr
Barbara Gowdy