L'Amour d'une honnête femme : Féminin pluriel
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L’Amour d’une honnête femme : Féminin pluriel

On ne peut qu’admirer la profondeur, la richesse et l’acuité du regard que pose Alice Munro sur ses semblables.

La Canadienne Alice Munro n’a plus à démontrer sa maîtrise consommée de l’art de la nouvelle. Dans L’Amour d’une honnête femme, son quatrième recueil publié en français, celles-ci sont généralement assez longues, étoffées encore par le passage du temps, qui travaille tous les récits, ces derniers organisés autour d’un événement central perturbateur. Comme s’il y avait toujours un "avant le changement" – d’après le titre de l’une des nouvelles – et un après pour mettre en perspective une vie. Embrassant plusieurs décennies, ces huit nouvelles font vivre des héroïnes confrontées à leurs rôles d’épouse, de mère, de fille, de femme.

Des rôles qui ne vont pas forcément de soi, comme le montre brillamment Le Rêve de ma mère, une histoire forte sur l’épuisante épreuve de l’acceptation mutuelle entre un nouveau-né et son inexpérimentée maman. Jeune veuve de guerre, Jill aimerait mieux pratiquer son violon, mais elle est piégée dans la maison de la belle-famille, avec un bébé vagissant qui la rejette et lui préfère l’une de ses tantes. "Nous étions des monstres l’une pour l’autre", précisera l’enfant elle-même plusieurs années après cet épisode comico-cauchemardesque.

Teintés parfois d’une ironie sous-jacente, les récits de l’auteure de Secrets de Polichinelle questionnent les relations conjugales, familiales, mettant parfois indirectement en jeu maternité et art (des thèmes que ne renierait pas une Nancy Huston, par exemple). Dans Les enfants restent, une jeune mère abandonne subitement mari et bambines pour son amant, qui la dirige dans une production amateure d’Eurydice de Jean Anouilh. Un choix librement consenti mais qu’accompagnera toujours une souffrance chronique, avec laquelle elle devra apprendre à vivre. "Et pourtant, quelle douleur. À trimballer, à apprivoiser jusqu’à ce qu’elle ne pleure que le passé et plus aucun présent possible."

Les personnages féminins sont loin d’être monochromes dans ce recueil complexe, d’une grande finesse psychologique, qui montre un sens du détail à la fois familier et emblématique. Il faut voir la cruauté de certaines: la voisine malveillante d’une jeune mariée, ou l’agonisante aigrie qui prend un malin plaisir à faire d’horribles confidences à son infirmière à domicile, la femme honnête du titre du recueil. Dans cette longue nouvelle, comme dans quelques autres, l’auteure suggère qu’il s’est produit dans le passé un événement secret (et généralement violent), tout en préférant laisser planer un doute quant à sa véracité…

Dans l’ensemble, on ne peut qu’admirer la profondeur, la richesse et l’acuité du regard que pose Alice Munro sur ses semblables.

L’Amour d’une honnête femme
d’Alice Munro
Traduit de l’anglais par Geneviève Doze
Éd. Rivages, 2001, 348 p.